QUATRIÈME SECTION 
 
 

AFFAIRE SCHUMACHER c. LUXEMBOURG 
 
 

(Requête no 63286/00) 
 
 

  ARRÊT 
 
 

  STRASBOURG 
 
 

  25 novembre 2003 
 
 

DÉFINITIF 
 

25/02/2004 
 
 
 
 
 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 
 

 

  En l'affaire Schumacher c. Luxembourg,

  La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

      Sir Nicolas Bratza, président
 Mme V. Strážnická, 
 MM. M. Fischbach, 
  J. Casadevall, 
  R. Maruste, 
  L. Garlicki, 
 Mme E. Fura-Sandström, juges,

et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 novembre 2003,

  Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

 
PROCÉDURE

  1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 63286/00) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jean Schumacher (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 août 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

  2.  Le requérant est représenté par Me F. Entringer, avocat à Luxembourg. Le gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Me A. Bodry, avocat.

  3.  Le requérant alléguait que la durée de l'instruction pénale menée à son encontre était excessive.

  4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

  5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

  6.  Par une décision du 7 janvier 2003, la Cour a déclaré la requête recevable.

  7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

 
EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

  8.  Le requérant est né en 1939 et réside à Luxembourg.

  9.  Employé à la banque L. à Luxembourg, le requérant fut inculpé le 24 octobre 1991 pour blanchiment d'argent  provenant du trafic de drogues. Le même jour, un premier interrogatoire du requérant eut lieu devant le juge d'instruction.

  10.  Le 13 novembre 1991, le requérant se vit notifier une lettre de licenciement. Le 10 décembre 1991, il déposa une requête devant le tribunal du travail en vue de sa réintégration au sein de la banque L., sinon de la condamnation de son employeur à des dommages et intérêts pour licenciement abusif.

  11.  Dans la mesure où l'affaire comportait des ramifications en Amérique du Sud, le juge d'instruction émit, le 8 mai 1992, une commission rogatoire internationale à l'adresse des autorités américaines pour demander l'autorisation de procéder à certaines investigations. Ainsi, il se rendit, le 20 mai 1992, aux Etats-Unis pour procéder à l'audition de différentes personnes qui étaient en relation avec le requérant en sa qualité d'employé de la banque L.

  12.  Dans ses observations, le Gouvernement indique qu'au mois d'avril 1993, le dossier fut transmis au parquet économique pour conclusions.

  13.  Dans un réquisitoire daté du 16 juin 1993, le parquet mit en cause deux responsables de la banque L. et rendit le dossier au juge d'instruction en vue de la poursuite des investigations.

  14.  Suite à une commission rogatoire internationale du 2 juin 1994, le nouveau juge d'instruction en charge du dossier se rendit, en date du 15 juin 1994, aux Etats-Unis pour procéder à l'audition d'un témoin supplémentaire.

  15.  Le Gouvernement produit une pièce de laquelle il ressort qu'en date du 23 janvier 1997, l'affaire qui était pendante devant le tribunal du travail fut fixée au rôle général.

  16.  En date du 12 juin 1997, le juge d'instruction informa le mandataire du requérant qu'il serait procédé à un interrogatoire de l'inculpé le 30 juin 1997. Cependant, par courrier du 27 juin 1997, le juge d'instruction annula la date fixée pour l'interrogatoire sans prévoir une audition en remplacement.

  17.  Le 20 janvier 1999, l'avocat du requérant écrivit au juge d'instruction que deux ans auparavant on lui aurait indiqué que le dossier serait clôturé pour les vacances judiciaires de 1997, mais qu'il n'y aurait toujours rien de fait. Il demanda donc des renseignements sur l'avancement du dossier, tout en rappelant au juge que « le volet pénal bloqu[ait] un volet de droit du travail selon le principe que le criminel tient le civil en état ».

  18.  Le 27 mars 2000, le requérant déposa une requête devant la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement en vue de la clôture de l'instruction, pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, par un non-lieu à poursuivre.

  19.  Par ordonnance du 11 mai 2000, la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement se déclara incompétente pour ordonner la clôture de l'instruction et déclara irrecevable la demande en vue de prononcer un non-lieu à poursuite.

  20.  Suite à l'appel interjeté par le requérant en date du 17 mai 2000, la chambre du conseil de la cour d'appel confirma, le 20 juin 2000, l'ordonnance de la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement.

  21.  Le 5 septembre 2000, le requérant demanda à la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement de déclarer l'action publique engagée à son encontre prescrite.

  22.  Suite aux débats ayant eu lieu le 13 novembre 2000, la chambre du conseil accueillit la demande du requérant dans une ordonnance datée du 17 novembre 2000. Elle considéra notamment que :

 « Il ne résulte d'aucun élément du dossier soumis à la juridiction d'instruction qu'un acte de poursuite ou d'instruction aurait été posé dans cette affaire au cours des trois dernières années.

 Etant donné que l'action publique résultant d'un délit se prescrit, conformément aux dispositions de l'article 638 du code d'instruction criminelle, après trois années révolues à compter du jour où le délit a été commis, si dans cet intervalle il n'a été fait aucun acte d'instruction ou de poursuite, il convient de déclarer éteinte par prescription l'action publique engagée contre Jean SCHUMACHER du chef des faits pour lesquels il a été inculpé par le juge d'instruction en date du 24 octobre 1991. »

  23.  Le Gouvernement produit une lettre de l'avocat du requérant du 14 mars 2001, dans laquelle ce dernier demande au magistrat du tribunal du travail de reproduire l'affaire, qui avait été fixée au rôle général le 23 janvier 1997, à une audience. L'affaire fut ainsi fixée pour plaidoiries au 11 juin 2001. Cependant, par une missive du 10 décembre 2001, l'avocat du requérant informa le même juge qu'il venait « d'être crédité du montant retenu par transaction signée entre parties » et demanda en conséquence que l'affaire soit retirée du rôle à l'audience du même jour. Dans une note du 14 mars 2003, le magistrat du tribunal du travail expliqua au juge de paix directeur que « le tribunal n'a[vait] probablement pas reçu cette lettre avant  l'audience en question, puisque Me Entringer réitérait, un mois plus tard, sa demande de radiation pour l'audience du 14 janvier 2002. L'affaire fut rayée lors de cette audience ».

 
EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

  24.  Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A.  Période à prendre en considération

  25.  Le requérant ne se prononce pas sur la question de la période à prendre en considération pour évaluer la durée de la procédure.

  26.  Le Gouvernement affirme que le point de départ à prendre en compte pour évaluer la durée de la procédure est celui de la notification de l'inculpation du requérant, à savoir le 24 octobre 1991. Quant à la fin du délai à prendre en considération, le Gouvernement est d'avis qu'il faut se référer au moment où l'action publique se trouvait éteinte par le jeu de la prescription. A ce sujet, il s'interroge si le mandat de comparution du 12 juin 1997 - adressé au requérant en vue d'un interrogatoire fixé au 30 juin 1997 mais annulé ensuite par courrier du 27 juin 1997 - a pu valablement interrompre la prescription légale. Il estime que le dernier acte d'instruction à prendre en considération pour déterminer le moment de la prescription constitue l'audition de témoins effectuée en juin 1994 ; ainsi, en application de la prescription triennale, c'est en juin 1997 que l'action publique s'est trouvée éteinte, peu importe que la prescription n'ait été officiellement constatée que par l'ordonnance du 17 novembre 2000. A titre subsidiaire, le Gouvernement  estime que l'action est à considérer comme étant prescrite trois années après le mandat de comparution du 12 juin 1997, soit le 13 juin 2000.

  27.   Se ralliant à la thèse du Gouvernement, la Cour estime que la période à prendre en considération pour apprécier la durée de la procédure au regard de l'exigence du « délai raisonnable » a débuté le 24 octobre 1991, date à laquelle le requérant fut inculpé par le juge d'instruction.

  28.   Quant au dies ad quem, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la période à prendre en considération dans l'application de l'article 6 s'étend pour le moins jusqu'à la décision d'acquittement ou de condamnation, fût-elle rendue en degré d'appel (Wemhoff c. Allemagne arrêt du 27 juin 1968, série A no 7, § 18). En l'espèce, il s'avère qu'aucune juridiction ne trancha le fond de l'affaire, de sorte que le requérant ne fut, en définitive, ni acquitté ni condamné. Or, force est de constater que l'intéressé était dans l'attente quant au sort de son affaire jusqu'à l'ordonnance déclarant éteinte par prescription l'action publique engagée à son encontre. La Cour estime partant que la période à prendre en considération s'est terminée avec la décision datée du 17 novembre 2000.

B.  Appréciation de la durée de la procédure

  29.  Le requérant estime que l'affaire ne présentait aucune complexité particulière. Pour sa part, il n'aurait été en rien responsable des lenteurs de la procédure ; au contraire, il n'aurait cessé d'imputer aux autorités nationales une violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Quant au comportement des autorités nationales, il souligne qu'entre mai 1992 et juin 1994, ainsi qu'après l'audition d'un témoin supplémentaire en 1994, aucun devoir d'instruction n'a été fait. Il estime que le changement intervenu au sein du cabinet d'instruction ne saurait décharger le Gouvernement de ses responsabilités.

  30.  Le Gouvernement argumente que l'instruction de l'affaire portait sur une affaire complexe de blanchiment d'argent et nécessitait des devoirs à accomplir aux Etats-Unis. Le requérant n'aurait, pour sa part, pas témoigné de la diligence que l'on est en droit d'attendre de la part d'un inculpé : d'une part, il n'est pas intervenu dans la procédure pendant la période se situant entre le 24 octobre 1991 et le 13 novembre 1995, et d'autre part il n'a pas essayé d'obtenir une ordonnance judiciaire déclarant éteinte l'action publique avant le 5 septembre 2000. Quant au comportement des autorités nationales, le Gouvernement insiste sur le fait que des changements intervenus au niveau du cabinet d'instruction ont été la source d'une perte de temps supplémentaire.

  31.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], arrêt du 17 mars 1999, no 25444/94, § 62, CEDH 1999-II).

  32.  En l'espèce, la phase d'instruction s'échelonnait du 24 octobre 1991 au 17 novembre 2000 ; elle durait donc 9 années. Or, pareil laps de temps s'avère globalement trop long.

  33.  La Cour considère que l'affaire n'était pas sans une certaine complexité.

  34.  Il ne ressort pas du dossier que le requérant ait provoqué des retards notables.

  35. Il apparaît qu'à la suite de la commission rogatoire internationale du 15 juin 1994, aucune mesure d'instruction ne fut effectuée. Ainsi, la chambre du conseil déclara - le 17 novembre 2000 - l'action publique engagée à l'encontre du requérant prescrite, au motif « qu'il ne [résultait] d'aucun élément du dossier (...) qu'un acte de poursuite ou d'instruction aurait été posé dans cette affaire au cours des trois dernières années ».

  36.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime qu'il y a en l'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

  37.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

 « Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

1.  Dommage matériel

  38.   Le requérant demande, à titre d'indemnisation du préjudice subi du fait du licenciement consécutif à son inculpation, une somme de 9 512 488 francs luxembourgeois (LUF).

  39.  Le Gouvernement conteste cette demande, tant en son principe qu'en son quantum.

  40.  La Cour rappelle que, d'après sa jurisprudence, la compensation du dommage matériel n'est possible que s'il existe un lien de causalité entre la violation constatée de la Convention et le préjudice matériel allégué. En l'espèce, elle estime que le requérant n'apporte pas d'éléments permettant d'établir un lien de causalité entre la durée de la procédure et le préjudice matériel prétendument subi. Il convient donc de rejeter sa demande.

2.  Dommage moral

  41.  Le requérant sollicite 50 000 EUR en compensation du préjudice moral qu'il aurait subi notamment du fait que sa renommée comme fondé de pouvoir de banque était ruinée.

  42.  Le Gouvernement conteste cette demande dans son intégralité.

  43.  La Cour estime que le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du délai raisonnable ont causé au requérant un préjudice moral justifiant l'octroi d'une indemnité. Statuant en équité, comme le veut l'article 41, elle lui alloue 6 000 EUR à ce titre. 
 
 

B.  Frais et dépens

  44.   Le requérant réclame une somme de 15 000 EUR « pour les frais d'avocat dans l'ensemble du contentieux, volet pénal et volet droit du travail » ; il ne soumet aucune pièce à ce sujet.

  45.  Le Gouvernement conteste la demande présentée par le requérant à ce titre.

  46.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, l'arrêt Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). En l'espèce, le requérant n'a certes pas ventilé sa demande ni fourni de pièce justificative, mais la Cour estime, au vu des diligences écrites manifestement accomplies par son avocat, qu'il convient de lui allouer en équité la somme de 750 EUR (cf. mutatis mutandis, Circo et autres c. Italie, no 46959/99, § 19 ; Vecchi et autres c. Italie, no 44488/98, § 17 ; Voisine c. France, no 27362/95, § 39).

C.  Intérêts moratoires

  47.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

 
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ; 
 

2.   Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention les sommes suivantes :

      i.  6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral ;

      ii. 750 EUR (sept cent cinquante euros) pour frais et dépens ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ; 
 

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

  Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 novembre 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 
 
      Michael O'Boyle Nicolas Bratza 
 Greffier Président