COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME 

 

 

DEUXIÈME SECTION 

 

 

AFFAIRE TANRIBILIR c. TURQUIE 

 

(Requête n° 21422/93) 

 

 

 

ARRÊT 

 

 

STRASBOURG 

 

16 novembre 2000 

 

 

 

 

DÉFINITIF 

 

04/04/2001 

 

 

 

 

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.

 

 

  En l’affaire Tanribilir c. Turquie,

  La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

      MM A.B. Baka, président

  G. Bonello, 

  P. Lorenzen, 

  M. Fischbach, 

 Mme M. TSATSA-NIKOLOVSKA 

 MM. A. Kovler, juges

  F. Gölcüklü, juge ad hoc, 

et de M. E. Fribergh, greffier de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 septembre et 26 octobre 2000,

  Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 

 

PROCÉDURE

  1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 21422/93) dirigée contre la Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Hediye Tanribilir (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 février 1993 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention. La requérante est représentée par Me Hasip Kaplan, avocat au barreau d’Istanbul. Le Gouvernement est représenté par ses co-agents, Mme Deniz Akçay, M. Münci Özmen, M. Aslan Gündüz et M. Sükrü Alpaslan.

  2.  La Commission a déclaré la requête recevable le 24 février 1994. Ses délégués (MM. H. Danelius, I. Cabral Barreto et D. Svaby) ont procédé à une audition de témoins qui s’est tenue à Strasbourg les 7 et 8 juillet 1997. L’examen de l’affaire a été confié à la Cour le 11 septembre 1999 en application de l’article 5 § 3 du Protocole 11 à la Convention.

  3.  Le président de la Cour a attribué l’affaire à la deuxième section (article 52 § 1 du règlement). La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. C.L. Rozakis, président de la chambre (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres juges désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. A.B. Baka, M. G. Bonello, Mme V. Straznicka, M. P. Lorenzen, M. M. Fischbach (article 26 § 1 b) du règlement). Ultérieurement, M. Rozakis et M. Türmen se sont déportés (article 28 du règlement). Par conséquent, M. A Kovler a été désigné pour remplacer C. Rozakis. Par la suite, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. F. Gölcüklü, en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

  4.  Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé un mémoire.

  5.  Après consultation de l’agent du Gouvernement et de l’avocat de la requérante, la Cour a décidé qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience.

 

 

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  La requérante

  6.  Ressortissante turque née en 1944, la requérante réside dans le village de Düzova, dans la province de Cizre, qui est soumise à l’état d’urgence. Elle perdit son fils dans les circonstances décrites ci-dessus.

 

B.  Les faits

  7.  Le 8 septembre 1990, à une heure du matin, le fils de la requérante, Abdürrahim Tanribilir (A.T.), né en 1972, fut appréhendé par la gendarmerie. Son identité avait été dévoilée par un membre du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan - mouvement armé séparatiste) qui s’était rendu à la gendarmerie. Il lui fut reproché d’avoir porté aide aux militants du PKK et d’avoir servi de courrier entre ceux-ci.

  8.  Le même jour, vers 2 h 30 du matin, A.T. fut conduit à la direction de la sûreté de Cizre. La police refusa de le recevoir tout de suite au motif qu’il n’y avait plus de cellule disponible cette nuit là. A.T. fut reconduit au poste de gendarmerie, vers 3 h 30, afin d’y passer la nuit.

  9.  La cellule du prévenu fut inspectée en dernier lieu vers 4 h 20. Lors du contrôle suivant, qui eut lieu vers cinq heures, le gendarme surveillant trouva le fils de la requérante pendu.

  10.  Le jour du 8 septembre 1990, le procureur de la République de Cizre se rendit sur les lieux et interrogea quatre gendarmes en qualité de témoins. Par ailleurs, trois médecins légistes procédèrent à une autopsie sur le corps du défunt. Un procès-verbal détaillé fut dressé à cet égard par le procureur.

  11.  La requérante fut informée que son fils s’était suicidé dans sa cellule, quelques heures après son placement en garde à vue.

  12.  Le 19 septembre 1990, la requérante porta plainte auprès du parquet de Cizre contre les responsables de la garde à vue de son fils.

  13.  Le 24 septembre 1990, le procureur de la République et un juge de paix effectuèrent un transfert sur les lieux et entendirent de nouveaux les témoins.

  14.  A l’issue de l’instruction préparatoire, par ordonnance du 3 octobre 1990, le procureur de la République reprocha aux quatre gendarmes responsables de la garde à vue de A.T. d’avoir causé la mort d’un tiers par imprudence (faute professionnelle), délit prévu à l’article 455 du Code pénal turc. Cependant, le procureur de la République de Cizre se déclara incompétent à cet égard, en application du décret-loi n° 285, pour poursuivre les prévenus. Il renvoya le dossier devant la sous-préfecture de Cizre afin que celle-ci mène une instruction préliminaire pour le délit d’homicide par imprudence.

  15.  Par ailleurs, toujours le 3 octobre 1990, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu pour ce qui est de l’homicide volontaire reproché aux gendarmes. Il constata que A.T. avait déchiré les manches de sa chemise pour préparer une corde et s’était pendu dans sa cellule, que ce dernier était un membre actif du PKK et s’était suicidé afin de ne pas révéler les secrets de cette organisation. Selon le procureur, aucune preuve contenue dans le dossier ne révélait que les prévenus (les gendarmes en question) avaient tué A.T.

  16.  Suite à l’opposition formée par la requérante, le président de la cour d’assises de Siirt annula, le 6 novembre 1990, l’ordonnance de non-lieu pour homicide volontaire. Il estima que le parquet n’était pas compétent pour se prononcer sur les éventuelles accusations que les organes administratifs instructeurs pouvaient porter contre les prévenus.

  17.  Le 23 janvier 1991, le conseil administratif de la sous-préfecture de Cizre rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard des quatre prévenus. Il considéra que le défunt s’était suicidé pour ne pas avoir à fournir d’informations au sujet de l’organisation illégale dont il était membre. Il observa qu’une fouille avait été effectuée sur la personne du défunt avant son placement en garde à vue et que les objets dangereux qu’il détenait sur lui avaient été retirés par les gendarmes. Le conseil administratif constata que la cellule du défunt ne se trouvait pas sous la surveillance permanente des gendarmes et que les photos prises ne révélaient aucune marque de mauvais traitement.

  18.  L’ordonnance du 23 janvier 1991 fut transmise d’office au conseil administratif du département de Sirnak, sans avoir été notifiée à la requérante.

  19.  Par ordonnance du 21 février 1991, le conseil administratif de Sirnak confirma l’ordonnance du 23 janvier 1991, considérant que celle-ci avait été rendue conformément aux procédure et loi en vigueur.

  20.  Par lettre du 20 janvier 1993, l’avocat de la requérante s’informa auprès du président du conseil administratif de Cizre de la suite réservée à sa plainte.  Par lettre du 27 janvier 1993, le sous-préfet de Cizre répondit à l’avocat de la requérante que les poursuites engagées contre quatre gendarmes avaient abouti à un non-lieu en date du 23 janvier 1991 et que, par erreur, cette ordonnance n’avait pas été notifiée à la requérante. Le sous-préfet produisit également les copies des ordonnances des 23 janvier et 21 février 1991.

 

C.  Les éléments de preuve recueillis par la Commission

1.  Les éléments de preuve écrits

  21.  Les parties ont présenté divers documents relatifs à l’enquête menée à la suite de la mort d’Abdürrahim Tanribilir.

a) Le procès-verbal de la visite sur les lieux de l’incident, de l’examen et de l’autopsie effectués sur le corps d’Abdurrahim Tanribilir, établi le 8 septembre 1990 par Cuma Bagli, procureur de la République de Cizre

  22.  Le procureur de la République de Cizre consigna les faits comme suit :

 « Le 9 septembre 1990, vers 7 heures, le commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre nous a avertis qu’un détenu en garde à vue s’était suicidé dans ses locaux. Le procureur Cuma Bagli et le greffier Mehmet Gültekin se sont rendus à pied sur les lieux. Il a été observé que les médecins experts Ismail Börekçi, Okan Erol et Sabriye Erol étaient déjà présents. Les faits se sont déroulés dans le local de garde à vue du commandement de la gendarmerie. Le cadavre d’un homme gisait sur le dos dans la cellule du fond, dans la partie gauche du local de garde à vue, la tête tournée vers le nord et les pieds orientés vers le sud-ouest. Plus tôt, vers 5 h 10, un coup de téléphone émanant du commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture avait averti le parquet de la République qu’une personne s’était suicidée. Les faits ont eu lieu dans une cellule de garde à vue de 1,90 m de longueur, 110 cm de largeur et 305 cm de hauteur. Une grille en fer en constitue la porte. Le corps porte une chemise grise à carreaux dont les manches ont été arrachées aux épaules. Les deux manches ont été nouées ensemble formant ainsi une sorte de corde qui a été attachée à un des barreaux de la grille de fer de 73x110 cm se trouvant au-dessus de la porte de la cellule.

 Le défunt a fait un noeud autour de son cou avec l’autre bout de cette sorte de corde et s’est pendu. Des morceaux de chemise ont été trouvés à côté du corps et sur les barreaux, au point de pendaison. Le photographe présent sur les lieux a été chargé de prendre des photos sous différents angles du corps dans la position où il était, du point d’attache et d’autres endroits qui pourraient faire partie des éléments de preuve. Les morceaux de chemise coupés qu’on a trouvés près du cadavre étaient attachés l’un à l’autre à trois endroits par des noeuds et avaient une longueur de 90 cm. Le morceau de chemise resté sur le barreau de pendaison était en fait attaché au barreau. Il a été détaché et on a constaté que les morceaux de tissu noués mesuraient 84 cm. Les morceaux ainsi assemblés avaient été passés autour du barreau et leurs extrémités pendaient ensemble. Les deux cordes dénouées et mises bout à bout mesurent 75 cm de long. Entre le point d’attache sur le barreau et le point de suspension de la corde il y a un mur (une poutre) de 20 cm d’épaisseur. Après avoir noué la corde au barreau, la personne a pris la corde qui pendait du bord de la poutre de 20 cm d’épaisseur, l’a passée autour de son cou, et s’est ainsi pendue.

 Le point d’attache de la corde se trouve à 2,35 m du sol. La corde ayant servi à la pendaison a une longueur de 75 cm, dont 55 à partir du bord de la poutre. Le témoignage du fonctionnaire qui a découvert le corps suspendu et a coupé la corde avec un couteau en pensant pouvoir le réanimer par des massages cardiaques a été entendu, après vérification de son identité. »

  23.  Le procureur entendit comme témoins les cinq gendarmes qui étaient en service au commandement de la gendarmerie au moment de l’incident. La déposition du premier, le sergent expert Ayhan Kuzucu, fut consignée comme suit :

 «  Je suis en fonction au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture. Le soir des faits, j’étais l’assistant du sous-officier de permanence. Le 8 septembre 1990, vers 2 h 30, suite à une opération menée par la gendarmerie, deux jeunes filles et l’homme que vous voyez ont été amenés dans nos locaux. On devait les conduire à la direction de la sûreté, où ils ont été emmenés avec tous les documents les concernant mais, faute de place, la direction de la sûreté a refusé de les accepter. Ils ont été reconduits chez nous vers 3 h 30. Une fouille superficielle a été effectuée. Les effets personnels ont été gardés. Le défunt a été placé dans une cellule de garde à vue et les deux jeunes filles ont été placées ensemble dans une autre cellule. Nous ne laissons pas de gardien devant les cellules, mais le sergent de permanence, le sous-officier de permanence ou son assistant viennent faire des contrôles toutes les 15 ou 30 minutes. Après les avoir enfermées dans leurs cellules, j’ai contrôlé ces trois personnes toutes les demi-heures. Le sergent de permanence aussi a fait des contrôles de temps en temps. J’en ai fait un à 4 h 20. Le détenu était assis sur une couverture qui lui avait été donnée. Je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose. Il m’a répondu que non. Il était tranquille, rien d’étrange n’a attiré mon attention. Il était 4 h 50 lorsque je suis retourné. Il était contre la grille de fer, immobile. La clé de la cellule se trouvant chez le sous-officier, j’ai couru la chercher et lui expliquer ce qui se passait. Je suis retourné dans la cellule, accompagné du sous-officier Hüseyin Yurttas et du sergent expert Engin Durukan. Nous avons ouvert la porte de la cellule. J’ai pris le pouls du corps. Il ne battait pas. Mais le corps était encore chaud. J’ai pensé qu’on pouvait le réanimer en appliquant des massages cardiaques. J’ai coupé alors avec le couteau les morceaux de tissu dont il s’était servi pour se pendre, et que vous venez de me montrer. Je l’ai massé. Il n’a pas réagi. Nous avons prévenu le médecin du bataillon, le commandant du poste et le commandant de notre compagnie, qui sont arrivés. Le médecin a ausculté le corps et a constaté la mort. Tel est le déroulement des faits. Le détenu venait d’arriver. Il est resté dans la cellule environ une heure et demie. Il n’a été soumis à aucune sorte de violence. Nous ne savions même pas pourquoi il avait été arrêté. Il n’a pas subi d’interrogatoire. Il avait été arrêté pour interrogatoire par la direction de la sûreté. Les gendarmes l’ont appréhendé parce qu’il résidait dans le village. »

  De son côté, le sous-officier Hüseyin Yurttas a déclaré ce qui suit :

 « Je suis en fonction comme sous-officier au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture. J’assurais la permanence le 8 septembre 1990 au moment des faits. Deux jeunes filles et un homme ont été amenés vers 2 h-2 h 30. Ces personnes ont été conduites à la direction de la sûreté, car c’est là que leur interrogatoire devait avoir lieu. Cependant, la sûreté ne disposant plus de place pour l’interrogatoire, elles ont été reconduites à la gendarmerie. Elles ont subi une fouille superficielle selon l’usage et leurs effets personnels et autres objets pouvant présenter un danger leur ont été retirés. Vers 3 h 30, on les a enfermées dans des cellules séparées, les femmes d’un côté et l’homme de l’autre. Par la suite, mon assistant et le sergent de garde ont inspecté les cellules toutes les 15 à 30 minutes. Vers 5 heures, mon assistant Ayhan est arrivé en courant et m’a dit que l’homme placé en garde à vue s’était pendu. Aussitôt, j’ai pris la clef de la cellule de sécurité et je suis descendu en compagnie de mon assistant et du sergent expert Engin. J’ai constaté la pendaison et touché le corps. Comme il était encore chaud, je suis remonté aussitôt et j’ai appelé le médecin. J’ai demandé à mes collègues qu’ils dégagent le corps pendant ce temps. A mon retour, mes collègues avaient coupé la corde et faisaient des massages au pendu. Peu après, le sous-lieutenant Osman, médecin du bataillon, est arrivé et a constaté le décès. Nous sommes remontés et avons averti le commandant de la compagnie. Aussitôt, le commandant de la compagnie et le commandant du poste se sont présentés sur les lieux. Le défunt n’a subi aucun interrogatoire lors de sa garde à vue. J’ignore pour quelles charges il a été détenu. Le matin, il devait être remis à la Direction de sûreté. »

  Le sergent expert Engin Durukan a témoigné comme suit :

 « Le jour des faits, j’étais en fonction dans le bâtiment du MIT. Vers 4 h 30, je suis venu au commandement de la gendarmerie et me suis rendu chez l’officier de permanence Hüseyin. Nous étions ensemble depuis une demi-heure environ, quand le sergent expert Ayhan, assistant de permanence, est arrivé en courant et nous a dit que la personne qui se trouvait dans la cellule de sécurité s’était pendue. Nous sommes descendus en courant. L’homme était pendu, son pouls ne battait plus, mais le corps était encore chaud. Je vais appeler le médecin, a dit le sous-officier Hüseyin ; pendant ce temps, dégagez le corps. Nous avons dégagé le corps en coupant la corde et avons pratiqué des massages cardiaques dans l’espoir qu’il revienne à la vie. Le médecin est arrivé après un certain temps, il a examiné le corps et a dit que l’homme était décédé. Nous l’avons laissé là et sommes remontés. Le commandant de la compagnie a annoncé la nouvelle à ceux qui devaient être informés. Personnellement, j’ignore pourquoi et quand cette personne avait été détenue et si elle avait subi, ou non, un interrogatoire. »

  Le sergent de permanence, Ahmet Ergin, déclara ce qui suit :

 « Je suis en fonction au commandement de la gendarmerie en tant que caporal. Cependant, le soir des faits, pour les besoins du service, j’occupais le poste de sergent de permanence. Le 8 septembre 1990, vers 2 h 30, deux jeunes filles et un homme ont été amenés dans notre gendarmerie. Ces trois personnes ont été conduites d’abord à la direction de la sûreté, qui ne les a pas acceptées, faute de place. Elles ont été alors ramenées à notre gendarmerie vers 3 heures du matin. Nous avons effectué, comme d’habitude, une fouille superficielle. Leurs effets personnels ont été gardés. Les jeunes filles ont été enfermées dans une cellule et l’homme dans une autre. Notre commandant ou moi-même, nous les avons contrôlés de temps en temps. Je suis allé les voir vers 4 h 30. L’homme était assis sur une couverture. La situation ne donnait lieu à aucun soupçon. Il devait être 5 heures du matin lorsque le sergent expert Ayhan Kuzucu est descendu pour vérifier si tout allait bien. Il a trouvé Abdurrahim Tanribilir pendu. Il est venu nous prévenir et nous sommes descendus avec le sous-officier de permanence voir ce qui se passait. Le corps était encore chaud. Nous l’avons détaché. Le sous-officier est allé appeler le médecin du bataillon, qui a examiné le corps et a constaté la mort. Je ne sais pas pourquoi cette personne a été interpellée ni pourquoi elle a été placée en garde à vue. Nous ne l’avons pas interrogée. Le matin, elle devait être conduite à la direction de la sûreté. »

  24.  Après l’identification du corps, le procureur et les trois médecins présents, à savoir, les docteurs Sabriye Erol, Okan Erol et Ismail Börekçi, procédèrent à l’examen externe et à l’autopsie du cadavre et firent les constats suivants :

 « Examen externe : le cadavre porte une chemise à carreaux gris dont les manches ont été arrachées aux coutures des épaules, une chemisette blanche, un pantalon en jean sans ceinture et un slip gris. Aucun effet personnel n’a été retrouvé sur lui. Il a aux pieds des pantoufles de femme de pointure 39-40 portant des inscriptions en caractères arabes. La cellule étant trop étroite pour procéder à une autopsie, le corps a été enveloppé et transporté dans une autre salle de la gendarmerie. Les vêtements ayant été retirés, il a été procédé à l’examen externe du cadavre. De sexe masculin, le corps mesure 1,65 m et pèse 55 kg. Le teint est basané, les yeux et les cheveux sont noirs. Il porte une moustache et présente une barbe de deux jours. Il est circoncis. L’examen de la tête ne montre aucune trace de violence ou de blessure par arme blanche ; elle ne présente ni fracture ni ecchymose. Cependant, il a été constaté qu’un liquide ressemblant à de la salive avait coulé de la bouche vers la poitrine. »

 « Autopsie : on peut observer une trace ou sillon de pendaison qui, partant sous le lobe de l’oreille gauche, passe aux 2/3 de la ligne médiane du cou et va vers la droite du cou en s’approfondissant dans sa partie supérieure. Sous le lobe de l’oreille droite, juste au milieu du cou, la trace s’atténue. Elle s’approfondit et s’élargit dans la partie centrale de la nuque. Elle s’atténue de nouveau en aboutissant à l’oreille gauche. Dans les parties profondes, le sillon a environ 1 cm de largeur et atteint 2 cm à la nuque. On observe des ecchymoses légères à certains endroits répartis tout au long du sillon. La palpation n’a pas révélé de fracture de l’os hyoïde. La lividité et la rigidité cadavériques sont manifestes sur les pavillons des oreilles, les lèvres, les extrémités des doigts et des ongles (des mains et des pieds), et sur les parties du dos ayant été en contact avec le sol, jusqu’au scrotum. La mort est survenue environ 6 heures plus tôt (il est 11 heures). Aucune blessure par arme blanche ou arme à feu n’a été décelée sur les bras, les jambes ou une autre partie du corps. Aucun indice ni marque ne signalent l’emploi de la force ou de la violence. De même, il n’y a pas d’indices ou marques de sévices sexuels (sodomie) ou d’empoisonnement. L’examen de la paume des mains et des surfaces des bras, des pieds et des jambes n’a révélé aucun indice ou trace d’action externe ayant contribué au suicide. Il n’y avait pas d’autres indices externes sur le cadavre. L’identité et le serment des experts ont été pris. Leur avis a été demandé.

 Avis des experts : le cadavre a été examiné méticuleusement. Les indices externes relevés avec le procureur de la République se trouvent bien sur le cadavre. Nous n’avons rien à ajouter à ce sujet. Pour déterminer la cause exacte du décès, il était nécessaire de pratiquer une autopsie classique. Nous avons procédé à l’ouverture des trois cavités du corps.

 Ouverture de la boîte crânienne : le crâne a été ouvert selon la procédure. L’examen du cuir chevelu n’a révélé aucun indice de violence externe. Le crâne ne présente pas de fracture. L’encéphale a un aspect et une taille normaux. Aucun indice de dégâts dans le cerveau n’a été trouvé, telles qu’hémorragie ou trace de coups. Aucun indice n’ayant été trouvé, il a été mis fin à l’examen de la tête en la refermant selon la procédure.

 Ouverture du thorax et du cou : le coeur et les poumons présentent un aspect et une taille normaux, aucun indice pathologique n’a été observé. La cavité thoracique n’a pas été envahie par du sang ou un autre liquide. L’ouverture du cou n’a pas mis en évidence de fracture. Il faut noter à ce sujet que le sillon de pendaison passe par le bas du cou. Cette cavité a été refermée également selon la procédure.

 Ouverture de la cavité abdominale : les organes abdominaux : foie, intestin, rate, reins, estomac, vésicule biliaire et pancréas présentent une apparence et une taille normales et ne montrent aucun signe pathologique. Aucun liquide n’a envahi la cavité abdominale. La cavité a été refermée selon la procédure.

 Les trois experts ont conclu que la cause du décès est, suite à la pendaison, l’asphyxie avec arrêt de la respiration et de la circulation. Ni l’examen externe ni l’examen des trois cavités internes n’ont révélé un quelconque indice pathologique, ont-ils déclaré.

 Le procureur a décidé d’adopter la conclusion des médecins experts quant à la cause de la mort.

 Cause de la mort : suite à la pendaison, la mort est survenue par asphyxie avec arrêt des fonctions respiratoire et circulatoire. »

  25.  Le procureur observa également ce qui suit :

 « Les témoins ont précisé leurs déclarations : le visage du défunt était dirigé vers le mur, son dos était contre la porte d’entrée et la tête penchait légèrement vers la droite. La corde constituée de morceaux de chemise remontait par derrière l’oreille gauche.

 Les témoins ont quitté la salle. La cellule a été réexaminée. Aucun élément de preuve ni aucun indice n’ont été trouvés sur les barres de fer de la porte ni sur le mur. Il a été constaté que la corde, d’une largeur d’environ 11 cm, était fabriquée avec les manches de la chemise, arrachées à partir des coutures des épaules et nouées entre elles.

 Aucun autre indice n’a été retrouvé sur le cadavre ni sur les lieux. »

b) Le procès-verbal de la visite des lieux établi le 24 septembre 1990 par le juge d’instance à Cizre, Kadriye Turan

  26.  La juge d’instance de Cizre consigna les faits comme suit :

 « On trouve 8 cellules dans le local de garde à vue, 4 du côté gauche et 4 du côté droit, les deux côtés étant séparés par un mur central de 20 cm d’épaisseur. Les cellules sont séparées les unes des autres par un mur d’environ 22 cm d’épaisseur. Une longue grille de fer constitue la porte de chaque cellule. Les grilles de fer sont reliées les unes aux autres par une espèce d’escalier à trois marches dont la hauteur varie de 55 à 60 cm. Au-dessus des portes, il y a une poutre en béton de 16 cm d’épaisseur. Les 73 cm qui séparent la poutre du plafond sont couverts par une grille de fer. En fait, cette grille de fer est la continuation de celle qui constitue la porte. Elles sont formées d’une seule pièce dont la partie supérieure de 73 cm est fixée au plafond. La poutre déborde vers l’intérieur de la cellule de 20 cm. Les dimensions de la cellule sont de 110x190 cm et 305 cm de hauteur. A l’entrée, la hauteur de la pièce jusqu’à la poutre est de 235 cm. »

  Interrogé par le juge, le témoin Ayhan Kuzucu, sergent expert, déclara :

 « Je n’étais pas présent lors de l’arrestation d’Abdurrahim Tanribilir. J’assistais l’officier de permanence au poste central ce jour-là. Cependant, je n’étais pas au poste quand il a été amené, car j’étais sorti inspecter les sentinelles. C’est à mon retour que j’ai vu qu’il avait été amené. Avec mon camarade Musa Sahin, nous avons conduit Abdurrahim, Leyla Saglam et Bahar Bozkurt à la direction de la sûreté de la sous-préfecture. Faute de place, la sûreté ne les a pas gardés et nous les avons ramenés à la gendarmerie. Le 8.9.1990, vers 3 h 30, nous avons dressé le procès-verbal de la fouille superficielle. Nous l’avons signé ainsi qu’Abdurrahim. Nous avons procédé de même avec les jeunes filles. Musa Sahin et moi avons conduit les trois personnes à la garde à vue. Nous les avons inscrites sur le registre et le leur avons fait signer. 20 minutes après les avoir placées dans les cellules, j’ai envoyé le sergent de garde Ahmet Ergin. 20 à 25 minutes plus tard, je suis descendu moi-même au contrôle. Abdurrahim était dans la cellule, assis par terre les jambes repliées et croisées. J’ai oublié de dire plus haut que nous n’avons rien trouvé sur les jeunes filles à la fouille. Sur Abdurrahim, nous avons trouvé 16000 livres turques, sa ceinture et une montre qui ne fonctionnait pas. Nous les avons gardées en le signalant dans le procès-verbal. Quand je me suis rendu à la cellule pour inspection, Abdurrahim ne portait sur lui que le pantalon et la chemise, il n’avait pas de veste et se tenait assis par terre. Les manches de sa chemise étaient entières. Il m’a demandé une cigarette que je lui ai refusée en expliquant que c’était interdit. J’ai contrôlé ensuite les jeunes filles et je suis remonté. Je suis redescendu seul pour un nouveau contrôle 20 à 25 minutes plus tard. Comme lors du premier, je me suis d’abord rendu à la cellule de l’homme. Je l’ai trouvé pendu. Il pendait en l’air, le dos touchant la grille de fer, le visage tourné vers le mur. Je l’ai tout d’abord pris par son bras gauche, qui était encore chaud, et je l’ai secoué sans obtenir de réaction. Je ne l’ai pas interpellé, je l’ai seulement secoué. J’ai couru chez l’officier de permanence, car il garde la seule clé existante des cellules de garde à vue. Il n’est pas possible d’entrer dans ces cellules sans prendre la clé chez l’officier de permanence. Il est impossible que des civils y puissent entrer. Par ailleurs, les jeunes filles étant enfermées à clef, elles ne pouvaient pas non plus se rendre dans la cellule d’Abdurrahim. J’ai averti l’officier de garde Hüseyin Yurttas. Moi, Hüseyin Yurttas et Engin Durukan sommes descendus rapidement au sous-sol. Engin a ouvert la porte et nous sommes entrés. Nous avons dû forcer pour ouvrir la porte, car le corps la bloquait. Engin a soulevé légèrement les jambes du corps pour la libérer. Je suis entré dans la cellule. J’ai saisi avec soin le cadavre et l’ai soulevé pendant que mes camarades coupaient la corde de l’extérieur, car la porte s’était refermée entre-temps. A ce moment-là, l’officier de permanence a dit qu’il allait chercher le médecin.

 « (...) dans ma déposition antérieure (devant le parquet), il est écrit que je me suis rendu d’abord auprès des jeunes filles et que j’ai constaté qu’elles n’étaient pas éveillées. En fait, lors de mes deux visites, je me suis rendu d’abord chez l’homme. Lors du premier contrôle, j’ai été chez l’homme d’abord et ensuite chez les jeunes filles. Lorsque j’ai effectué le second contrôle, en voyant que l’homme était pendu, je me suis précipité chez l’officier de permanence sans inspecter les jeunes filles. Ma présente déposition est correcte ; la déposition antérieure est fausse. »

  Interrogé par le juge, le témoin Hüseyin Yurttas, sous-officier sergent, déclara :

 « J’étais en fonction comme officier de permanence le jour des faits. Vers 2 heures, Musa Sahin et Ahmet Kanak ont amené deux femmes et un homme appréhendés au cours d’une opération. Ahmet Kanak avait dressé le procès-verbal d’arrestation qui a été signé par Ahmet et Musa Sahin. Ahmet est parti se reposer ensuite. Musa et Ayhan Kuzucu ont pris les trois personnes pour les livrer à la direction de la sûreté de la sous-préfecture. Ils les ont ramenées à la gendarmerie vers 3 heures. De leur arrivée à la sûreté jusqu’aux environs de 3 heures, les trois personnes ont attendu dans les couloirs pendant que les messages requis étaient envoyés aux supérieurs. Il s’était écoulé à peu près 20 minutes, quand Musa m’a appelé par téléphone pour m’informer que la sûreté ne pouvait pas prendre en charge les trois personnes, qu’il faudrait les y conduire le lendemain. Je lui ai demandé d’appeler un responsable. Le commissaire Temel, qui était de permanence, a pris le téléphone. J’ai insisté auprès de lui pour qu’ils prennent en charge ces personnes. Il m’a demandé de les garder chez nous jusqu’au lendemain car ils n’avaient pas de place ni personne pour les interroger. J’ai donc demandé à Musa de ramener ces personnes. De retour à la gendarmerie, Musa et Ayhan ont effectué la fouille superficielle des trois personnes dans le bureau du sous-commandant qui est en face du mien. Ils ont dressé le procès-verbal de la fouille, à laquelle je n’ai pas assisté. Au moment de la mise en garde à vue, une nouvelle fouille a été effectuée sur les trois personnes. Le contrôle de la garde à vue était à charge d’Ayhan et de Musa. Non, c’est faux. Le contrôle était assuré par Ayhan Kuzucu, assistant de l’officier de permanence, et par le caporal Ahmet Ergin. Vers 5 heures, alors que je me trouvais à l’étage du haut en train de travailler, dans ma chambre, Ayhan Kuzucu est arrivé en courant et, fort ému, m’a annoncé que l’homme retenu en garde à vue au sous-sol s’était pendu. Il n’a pas été question de savoir s’il était mort ou vivant. J’ai pris la clef sur la table et avec Ayhan Kuzucu et le sergent expert Engin Durukan, qui rentrait de mission, nous sommes descendus. Aussitôt arrivés dans les cellules de garde à vue, j’ai tenu d’une main le bras du pendu et, avec l’autre main j’ai donné la clef à quelqu’un. Je tenais le bras gauche du corps de ma main gauche. Pour autant que je m’en souvienne, ses deux bras étaient nus. Son bras était chaud. J’ai dit à mes deux collègues que la personne n’était pas morte, qu’ils soulèvent le corps et ouvrent la porte pendant que j’allais appeler le médecin. »

  Interrogé par le juge, le témoin Ahmet Ergin, caporal, déclara :

 « (...) Quand je suis arrivé vers 4 h 30 devant la porte de la cellule d’Abdurrahim, (...) il a levé la tête et m’a regardé. Abdurrahim était éveillé. Je suis allé dans la section des jeunes filles sans parler avec lui. Les deux jeunes filles étaient assises par terre, les jambes repliées, la tête posée sur les genoux qu’entouraient leurs bras croisés. J’ai l’impression qu’elles ne se sont pas aperçues de mon arrivée car elles n’ont pas du tout bougé. Je suis remonté sans rien dire. Je suis donc incapable de dire si elles dormaient ou étaient éveillées ».

  Le juge entendit également Ahmet Onat, présent en tant qu’expert, sur ces constats qu’il avait faits après l’incident :

 « Quand j’ai expertisé les lieux, il y avait 8 cellules de garde à vue, quatre du côté droit et quatre du côté gauche, les deux côtés étant séparés par un mur de 5,3 m de longueur. Entre ce mur et les cellules, il y a deux espaces vides d’un mètre de largeur. Les dimensions au sol de la cellule sont de 1,3 x 4,25 m et une cuvette de W.-C. est disposée à l’entrée, à droite. (...) Mes recherches ont montré que les morceaux de manches de chemise recueillis ont été arrachés à la chemise du défunt. J’estime que les manches arrachées peuvent aisément supporter un poids de 80 kg. Selon les données présentes dans le dossier, le cadavre pesait 55 kg et mesurait 1,65 m. Aussi est-il possible que le défunt se soit pendu en nouant les deux manches de chemise et en s’en servant comme d’une corde. Par ailleurs, j’ai observé que des cris très forts émis depuis la cellule du défunt peuvent être perçus dans la cellule où les jeunes filles étaient enfermées, mais que des cris normaux y parviennent comme des bruits sourds. La cellule réunit les conditions pour qu’un homme puisse facilement s’y pendre (...). »

c) Les ordonnances d’incompétence ratione materiae et de non-lieu rendues le 3 octobre 1990 par Mustafa Ernalbant, procureur de la République de Cizre.

  27.  Lorsqu’il se déclara incompétent, le procureur de la République de Cizre considéra ce qui suit :

 « Le défunt s’est donné la mort par pendaison le 8.9.1990 à 5 heures, alors qu’il se trouvait en garde à vue au poste central de la gendarmerie de la sous-préfecture. Les preuves réunies et tous les éléments du dossier préparatoire montrent que la négligence des fonctionnaires de garde dans l’exercice de leurs fonctions a causé la mort et qu’il est nécessaire que la procédure de poursuite des fonctionnaires leur soit appliquée aux termes du décret-loi n° 285 sur l’état d’urgence. »

  28.  Lorsqu’il rendit un non-lieu quant aux soupçons d’homicide volontaire, le procureur de la République de Cizre considéra ce qui suit :

 « (...) Les manches de (l)a chemise (du défunt) avaient été arrachées. Elles entouraient le cou du défunt et l’attachaient à la grille de fer située au-dessus de la porte, d’où il pendait. L’autopsie a été effectuée, la visite des lieux a été réalisée, les témoins ont été entendus et un ensemble d’indices a été recueilli. Aucune preuve n’est en faveur de la thèse de l’assassinat. Il se dégage de l’ensemble des éléments réunis que le défunt était un membre important de l’appareil du PKK et qu’il s’est suicidé pour ne pas révéler les secrets qu’il détenait. »

d) Le rapport d’enquête de l’instructeur Ömer Tolgay, capitaine de gendarmerie, présenté le 20 janvier 1991

  29.  Dans le rapport d’enquête de l’instructeur, les faits sont consignés comme suit :

 « Abdurrahim Tanribilir a été arrêté le 7 septembre 1990 au cours d’une opération menée par les forces de l’ordre dans le village de Düzova, où il habitait. L’arrestation faisait suite aux aveux d’Adem Yakin, alias Bedran, membre de l’organisation terroriste PKK. Selon ces aveux, Abdurrahim Tanribilir servait de messager aux terroristes du PKK. Il est le frère de Ramazan Tanribilir, dit Dijvar, et d’Abdulsalem Tanribilir, également membre du PKK. A la date des faits, son père Abdullah Tanribilir se trouvait en prison pour avoir fourni soutien et abri aux membres du PKK. Abdurrahim Tanribilir servait de courrier aux membres de l’organisation terroriste PKK portant les noms code Dijvar, Battal, Zinar et Hasim.

 Abdurrahim Tanribilir a été arrêté à Düzova dans la nuit du 7.9.1990, vers 23 heures. Le 8 septembre 1990, vers 3 h 30, à la fin de l’opération, il a été amené au poste central de la gendarmerie de Cizre et placé dans une cellule de garde à vue située dans les locaux de la gendarmerie. Avant d’être enfermé dans la cellule, une fouille superficielle a été effectuée par les fonctionnaires présents au poste de gendarmerie, et son nom a été inscrit au registre. Pendant sa détention, Abdurrahim Tanribilir a décousu aux épaules les manches longues de sa chemise et les a ouvertes en longueur par les coutures latérales. Il a plié les bandes de tissu et les a nouées les unes aux autres. Il s’est servi de cette espèce de corde pour se pendre. Ainsi que prévu dans le projet original, les portes et les ouvertures d’aération du local de sécurité sont constituées de grilles de fer. Pour ne pas livrer d’informations, Abdurrahim Tanribilir s’est pendu en attachant la corde qu’il avait fabriquée aux barreaux de la grille d’aération. Quand les surveillants se sont aperçus de la situation, ils ont essayé de le sauver et ont appelé le médecin. Mais, étant donné la méthode choisie et la manière dont elle a été exécutée, le suicide a entraîné rapidement la mort. J’ai vérifié que le parquet de la République avait été informé de la situation sans tarder.

 Dépositions des témoins (...)

 Leylâ Saglam, née en 1976 (...) : le 7 septembre 1990, j’ai été arrêtée à la suite d’une opération menée par les gendarmes sous l’accusation de fréquenter l’organisation terroriste PKK. J’ai été amenée au commandement de la gendarmerie. Puis j’ai été conduite à la direction de la sûreté et ramenée à la gendarmerie. Des formalités administratives ont été faites. J’ai été mise dans une cellule avec Behiye Bozkurt. Un homme que je ne connaissais pas - j’ai appris plus tard qu’il s’appelait Abdurrahim Tanribilir - a été enfermé dans une autre cellule. Les fonctionnaires venaient nous contrôler toutes les 10 à 15 minutes. Nous n’avons pas été interrogées, Abdurrahim Tanribilir non plus. Nous n’avons subi ni brutalité ni violence.

 Behiye (Bahar) Bozkurt, née en 1978 (...) : à la suite d’une opération menée par la gendarmerie le 7 septembre 1990, j’ai été arrêtée et amenée au commandement de la gendarmerie, accusée de relations avec l’organisation terroriste PKK. Les gendarmes m’ont conduite à la direction de la sûreté mais, par manque de place, j’ai été reconduite à la gendarmerie. Des formalités administratives ont été faites au commandement de la gendarmerie et j’ai été placée avec une autre femme dans une cellule. Abdurrahim Tanribilir, dont j’ai appris le nom plus tard, a été placé dans une autre cellule. Les fonctionnaires nous contrôlaient toutes les 10 à 15 minutes. Ils ne nous ont pas interrogées. Ils n’ont pas usé de force ni de violence à notre égard.

 (...) Dépositions des prévenus

 Hüseyin Yurttas (...) sous-officier sergent au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre : le jour indiqué, à la suite d’une opération, Abdurrahim Tanribilir a été arrêté et conduit à la direction de la sûreté pour y être interrogé. Mais faute de place, il a été reconduit à la gendarmerie par les fonctionnaires de service. J’ai donné des instructions aux sergents experts Ayhan Kuzucu et Musa Sahin pour que les formalités d’admission soient accomplies. Les formalités terminées, le prévenu a été placé dans une cellule de sécurité. Les contrôles d’usage ont été faits régulièrement. Le défunt s’est pendu en se servant des manches de sa chemise comme d’une corde qu’il a attachée aux barres de fer de la grille d’aération. Tous a été tenté pour le sauver. Le médecin a été prévenu ainsi que le parquet de la République.

 Ayhan Kuzucu (...) sergent expert au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre : Musa Sahin et moi avons conduit les personnes arrêtées à la direction de la sûreté qui a refusé de les accueillir, faute de place. Nous les avons alors ramenées à la gendarmerie pour la nuit avant de les reconduire à la sûreté le lendemain matin. Sur ordre du sous-officier de garde, nous avons rempli les formalités d’admission et avons placé les détenus dans les cellules réservées aux gardes à vue. Nous les contrôlions, le caporal de garde et moi, toutes les 20 à 25 minutes. Je suis descendu pour un contrôle à 5 heures du matin, et j’ai vu que le détenu s’était pendu aux barres de fer de la cellule en se servant des manches de sa chemise. J’ai prévenu le sous-officier de garde. Le caporal de garde et le sergent expert Engin Durukan se trouvaient avec moi. Le corps était encore chaud. Nous avons coupé le tissu qui a servi à la pendaison et avons essayé de le ranimer. Le médecin est arrivé et a constaté la mort.

 Engin Durukan (...) sergent expert en service au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre : alors que j’étais assis dans le bureau du sous-officier à mon retour de mission, le sergent expert Ayhan Kuzucu est arrivé en courant et a dit que l’homme qui se trouvait dans la cellule s’était pendu. Nous nous y sommes précipités. Le corps était encore chaud. Pendant que nous coupions la corde dans le but de le sauver, le sous-officier est allé appeler le médecin. Le médecin l’a examiné en arrivant et il a constaté qu’il était déjà mort.

 Ahmet Ergin (...) caporal au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre : une fouille superficielle a été effectuée sur la personne, elle a été contrôlée à maintes reprises après son placement dans une cellule de garde à vue, tous les efforts ont été déployés pour la sauver.

 (...) Discussion des éléments de preuve :

 (...) Le défunt Abdurrahim Tanribilir est le frère de Ramazan Tanribilir, alias Dijvar, membre de l’organisation terroriste PKK. Il a été déterminé qu’à la date des faits, son père Abdullah Tanribilir était détenu pour avoir aidé et hébergé les membres de l’organisation terroriste. Les relations du défunt avec l’organisation PKK ont été dénoncées par les accusés connus sous les noms de code Bedran et Binevs. D’autre part, le nom du défunt figure sur la liste des personnes recherchées que la direction de la sûreté a envoyée à la cour de sûreté de l’Etat dans l’affaire Adem Yakin, alias Bedran. Le défunt jouait un rôle actif au sein de l’organisation et a préféré se suicider plutôt que de dévoiler les secrets qu’il détenait.

 (...) L’autopsie pratiquée sur le corps par trois médecins experts en présence du parquet de la République de Cizre n’a révélé aucune trace de violence ni de coups. La mort a résulté d’une insuffisance respiratoire due à la pendaison.

 (...) L’expert Ahmet Onat a déclaré au cours de la visite effectuée par le tribunal (...) que la disposition des lieux permettait au détenu de se pendre sans que des bruits ne soient entendus et que les manches de la chemise pouvaient servir à la pendaison.

 (...) Abdurrahim Tanribilir a été placé en cellule après que les détenus eurent subi une fouille superficielle et que leurs effets personnels leur furent retirés. Les détenus ont été contrôlés toutes les 15 minutes pendant la garde à vue. Les prévenus n’ont pas commis de faute relative soit à la construction de la fenêtre d’aération, qui est d’origine, soit à la manière dont les faits se sont déroulés.

 (...) Le résultat de l’enquête et l’examen des preuves concernant les prévenus (...) n’ont pas révélé d’éléments constitutifs de négligence. »

e) L’ordonnance de non-saisine des juridictions pénales rendue le 23 janvier 1991 par le comité administratif de la sous-préfecture de Cizre

  30.  Dans l’ordonnance du comité administratif de Cizre, les faits sont consignés comme suit :

 « Les forces de sécurité ont appréhendé Adem Yakin, de son nom de code "Bedran", un membre actif de l’organisation terroriste PKK. Ses aveux ont permis de placer en garde à vue le défunt, Abdurrahim Tanribilir, soupçonné de servir de courrier pour ladite organisation, d’aider ses membres et de leur offrir refuge. La nuit où il a été placé en garde à vue, Abdurrahim Tanribilir s’est suicidé en arrachant les manches de sa chemise et en s’en servant comme d’une corde pour se pendre. Il s’est suicidé pour ne rien dévoiler au sujet de l’organisation à laquelle il appartenait et ne pas révéler ce qu’il savait. Ses gardiens ont été accusés de négligence professionnelle. Cependant, avant d’être placé en garde à vue, le défunt a subi une fouille superficielle et aucun objet pouvant servir au suicide n’a été laissé en sa possession. La visite des lieux a montré que les fonctionnaires, là où ils étaient, ne pouvaient pas se rendre compte qu’un suicide était en train de se commettre dans la cellule de garde à vue. De même, les examens réalisés et les photographies prises ne révèlent aucun indice ou trace de violence. Il se dégage des auditions, des procès-verbaux et des autres éléments du dossier que le défunt est mort par asphyxie. »

2.  Les dépositions orales

  31.  Les 7 et 8 juillet 1997, trois délégués de la Commission (MM. Danelius, Cabral Barreto et Svaby) ont recueilli à Strasbourg les dépositions orales suivantes.

a)  Hediye Tanribilir (la requérante)

  32.  La requérante a douze enfants dont cinq sont morts. Lorsque son fils Abdurrahim fut arrêté, il se trouvait dans la maison de la requérante. Tout le monde dormait. Il faisait nuit. Plusieurs gendarmes ou policiers (qu’elle n’a pu correctement distinguer) les réveillèrent et emmenèrent Abdurrahim avec eux. La requérante vit que les gendarmes brutalisaient son fils.

  Le lendemain matin, l’élu du village (muhtar) fut convoqué au poste de gendarmerie et informé de la mort du fils de la requérante. L’élu du village identifia le corps qui fut transporté par la suite au village. Sous le choc, la requérante ne se rendit pas à l’enterrement de son fils.

  La requérante connaît Leyla Saglam et Behiye Bozkurt, les co-détenues de son fils. Elles ne lui dirent rien au sujet de sa mort. Cependant, elles auraient dit à d’autres villageois que son fils avait été séparé d’elles lors de la garde à vue. Son fils ne les connaissait pas avant son arrestation.

  33.  La requérante affirme que son fils Abdurrahim n’avait aucune relation avec le PKK. Abdurrahim quitta l’école et travailla dès son jeune âge comme berger. Les deux ou trois dernières années, il travaillait comme chauffeur de taxi.

  La requérante pense que les gendarmes ont tué son fils. Elle indique que lorsqu’elle a interrogé les gendarmes au sujet de la mort de son fils, ceux-ci ont répondu qu’il s’agissait d’un accident.

  La requérante n’examina pas elle-même le corps du défunt. Lors de l’enterrement, l’élu du village aurait constaté sur le corps des traces de sang ainsi que celles de l’autopsie.

b)  Abdullah Tanribilir

  34.  Il est le père de la victime et ouvrier agricole de son métier. Il indique qu’il se trouvait en prison au moment de l’incident. Il apprit le décès de son fils environ un mois après. On lui aurait dit que son fils avait été tué sous la torture. C’est également ce que les deux codétenues, Leyla Saglam et Bahar Bozkurt, auraient dit à la population.

  Il affirme que son fils n’avait aucune raison de se suicider car il avait une profession (chauffeur de taxi) et une famille (une femme et un fils). De plus, il n’avait pas de lien avec le PKK.

  35.  Le témoin fut détenu deux fois pour trafic d’armes avec le PKK, quatre mois à Mardin et quatre mois à Diyarbakir, où se tint son procès.

  Il affirme qu’il ne sait pas où se trouvent deux autres de ses fils, Ramazan et Abdülselam Tanribilir. Le premier, qui était chauffeur de taxi comme la victime, a disparu environ dix ans avant l’incident ; le second a fui après l’incident.

c)  Ömer Tolgay

  36.  Né en 1957, ce témoin était en 1990 capitaine de la gendarmerie. Il avait été nommé par le sous-préfet de Cizre pour enquêter sur la mort d’A.T.

  Quant à la décision du procureur de la République de Cizre rendue le 3 octobre 1990 et concluant à la négligence des gendarmes de service, le témoin estime qu’il était tout à fait naturel que le procureur soit de cet avis. Le témoin aussi avait soupçonné les gendarmes de négligence. Les officiers responsables de la garde à vue auraient en effet laissé des objets interdits en possession des détenus, ou n’auraient pas correctement contrôlé les locaux de détention. Cependant, à l’issue de son enquête, le témoin n’a pu déceler aucune négligence de la part des gendarmes concernés.

  37.  Lorsqu’une personne est mise en détention dans les locaux de la gendarmerie, elle est fouillée et les détails de cette fouille sont inscrits dans le registre de garde à vue. L’argent, la ceinture, les lacets et tout autre objet avec lequel le détenu pourrait se blesser lui sont retirés. Les locaux de détention sont surveillés à intervalles réguliers. L’officier responsable des locaux de détention est chargé de surveiller de temps en temps les détenus.

  Le témoin explique que le gardien qui surveille les détenus ne se tient pas près des cellules, mais au bout du couloir où se trouvent celles-ci et ce par mesure de sécurité. Autrement dit, il n’y a pas de gardien en permanence devant chaque cellule. Un gardien parcourt les locaux toutes les 15 minutes, mais ce n’est pas nécessairement le même à chaque fois. Ce gardien n’a pas les clés des cellules. Seul le plus haut officier de garde au poste de gendarmerie détient les clés.

  38.  Les gendarmes ne vérifièrent pas l’état de psychologique d’A.T. D’ailleurs, ils n’étaient pas autorisés à parler avec les détenus. C’était au médecin de s’en occuper. Comme instructeur, le témoin n’enquêta pas sur cet aspect des choses, estimant que le parquet était compétent pour le faire.

  39.  Le témoin relate les faits comme suit. Un repenti du PKK dénonça A.T. Le père de ce dernier était en prison à Diyarbakir en raison des ses activités au sein du PKK. Son frère était dans les montagnes avec le PKK. A.T. servait de messager entre les différents groupes du PKK. La direction de sûreté avait déclenché une enquête à cet égard et il appartenait donc à celle-ci d’interroger Abdürrahim Tanribilir.

  Le parquet et le témoin examinèrent deux éventualités : le meurtre et le suicide. D’abord, le parquet avait écarté l’hypothèse du meurtre au motif que dans les circonstances de l’affaire, ce n’était pas possible. Le témoin était du même avis. La seconde hypothèse était le suicide. Il était dès lors nécessaire d’analyser les circonstances dans lesquelles ce suicide s’était produit et si les fautes commises par les gardiens avaient contribué à ce suicide.

  Lors de son enquête en qualité d’instructeur, le témoin entendit lui-même les témoins, compara leurs dépositions avec celles figurant au dossier, effectua un transport sur les lieux et essaya ainsi de reconstituer les faits.

  Le parquet avait conservé les manches de chemise avec lesquelles A.T. s’était pendu. Il s’agissait des manches longues, de 45 à 50 centimètres chacune. Elles étaient décousues au niveau des épaules. Elles étaient enroulées et formaient des cordes solides. En quelques minutes, le défunt avait pu les nouer l’une à l’autre, fixer la corde aux barreaux et se pendre.

  Selon le témoin, il n’est pas illogique de penser qu’Abdürrahim se soit suicidé afin de ne pas révéler les secrets du PKK aux forces de l’ordre. Le PKK avait pour règle d’indemniser la famille des militants morts et sanctionner la famille de ceux qui fournissaient des renseignements aux autorités.

  40.  Le témoin explique que la porte de la cellule s’ouvrait vers l’intérieur. Le point où le défunt avait fixé la corde se situait environ à 2 mètres du sol. A.T. pouvait se hisser à cette hauteur en montant sur la partie intérieure de la porte de la cellule.

  Les deux jeunes filles en garde à vue au moment de l’incident n’avaient rien vu ni entendu.

  Le témoin indique que les gardiens n’ont pu préciser le moment exact de leur contrôle des cellules. Il estime qu’il aurait été étrange que les gardiens donnent des heures précises pour chaque étape de l’incident ; les gens ne regardent pas tout le temps leur montre.

  Dans le dossier d’enquête, se trouvaient également des photos de la victime prises juste après sa mort. Sur ces photos, on pouvait voir le lieu de la détention, la porte de la cellule, le cou du défunt, son visage, son corps et les manches de chemise décousues.

  Le témoin précise qu’en répondant au procureur de la République, il agissait en qualité de commandant des forces de l’ordre, et que plus tard, il a agi comme instructeur nommé par le sous-préfet. Le témoin estime qu’il a pu mener son enquête de manière objective même si ses subordonnés étaient des suspects.

d)  Osman Bayik

  41.  Né en 1963, le témoin effectuait, à l’époque des faits, son service militaire comme sous-lieutenant et médecin des troupes de la gendarmerie des frontières de Lice. Il s’occupait principalement des soldats.

  Il relate les faits comme suit. L’officier de garde le réveilla très tôt le matin, et lui dit qu’il fallait se rendre d’urgence au poste de gendarmerie de la sous-préfecture. Le témoin s’y rendit en courant. Il fut sur place 5 ou 7 minutes après avoir été prévenu. La personne décédée était par terre, la tête tournée vers la porte de la cellule. Il y avait une trace de corde sur son cou, son visage était violacé, il y avait de l’écume dans sa bouche et de l’humidité sur son pantalon au niveau du pénis. La trace de la corde était épaisse et droite. La trace d’un noeud apparaissait sur un côté du cou. Tous ces symptômes indiquaient la probabilité d’une pendaison (le témoin avait auparavant constaté plusieurs morts par pendaison). La conclusion définitive devait être prise à l’issue d’une autopsie classique. Dès lors, le témoin ne dévêtit pas le corps. Il se préoccupa seulement de la réanimation de la personne, puis quitta les lieux. Afin de distinguer l’homicide du suicide, il aurait fallu examiner le corps. Pour ne pas créer d’ambiguïté, le témoin ne procéda pas à un tel examen. Si cette personne avait été pendue après avoir être tuée, une autopsie classique permettrait de le constater.

  Le témoin indique que la personne décédée s’était pendue en attachant la corde à la barre au-dessus de la porte de la cellule. La partie coupée de la corde se trouvait toujours sur le cou du défunt. Celui-ci portait une chemise dont les manches étaient décousues. On peut très bien découdre les manches d’une chemise sans l’enlever.

  Le témoin se souvient de ce que tous les soldats qui se trouvaient sur place étaient paniqués et surpris par les événements. Ils informèrent le procureur de la situation en sa présence.

  On peut se suicider par pendaison. La pendaison provoque une perte de connaissance immédiate. C’est pourquoi un pendu ne peut crier.

  Le témoin indique qu’il n’y avait pas de tabouret dans la cellule. La personne avait pu monter sur la barre verticale de la porte et se suicider de cette manière.

  En allant vers la cellule de la personne décédée, le témoin vit d’autres détenues. Celles-ci se tenaient près de la porte.

e)  Hüseyin Yurttas

  42.  Né en 1961, le témoin était, à l’époque des faits, sous-officier au poste central de la gendarmerie de Cizre. Il était l’officier responsable la nuit de l’incident et avait sous ses ordres les sergents experts Ayhan Kuzucu, Engin Durkan et Musa Sahin, et le caporal Ahmet Ergin. Il était présent sur les lieux de l’incident.

  Le témoin relate les faits comme suit. Le 7 septembre 1990, Abdürrahim Tanribilir fut conduit au poste de gendarmerie, avec deux jeunes filles, par Ahmet Kanak et son équipe qui les avaient arrêtés. Leur arrestation avait été effectuée à la demande de la direction de la sûreté mais, faute de place dans les locaux de celle-ci, les trois suspects avaient été conduits au poste de gendarmerie. Le lendemain matin, ils devaient être remis à la direction de la sûreté. Le témoin vit Abdürrahim Tanribilir pour la première fois lors de son entrée au poste de gendarmerie : il était calme et n’échangea aucune parole avec lui. La direction de la sûreté l’avait informé de ce que les trois personnes gardées à vue étaient suspectées d’avoir des liens avec le PKK. Les deux subordonnés du témoin, Ayhan Kuzucu et Musa Sahin, fouillèrent la victime, lui confisquèrent certains objets susceptibles de nuire à sa sécurité et l’enfermèrent dans une des « cellules » de la « pièce de sécurité » se trouvant à l’étage inférieur. Les deux jeunes filles se fouillèrent mutuellement car il n’y avait pas de personnel féminin pour procéder à leur fouille. Abdürrahim Tanribilir fut placé dans l’une des quatre cellules à gauche de l’entrée de la « pièce de sécurité » et les deux jeunes filles furent placées ensemble dans l’une des quatre cellules à droite de l’entrée. Ayhan Kuzucu fut chargé de la surveillance de la « pièce de sécurité » en procédant ou en faisant procéder à des rondes toutes les vingt minutes environ. Ayhan Kuzucu plaça un gardien, Ahmet Ergin, dans le coin gauche de la pièce de sécurité pour contrôler les détenus et écouter les bruits suspects ; il devait rester à son poste en permanence toute la nuit. Personne ne pouvait descendre dans la pièce de sécurité et en remonter sans l’accord du témoin.

  D’après le témoin, lorsque Ayhan Kuzucu vit qu’Abdürrahim s’était pendu, il remonta à l’étage supérieur et informa le témoin. Celui-ci, Ayhan Kuzucu et Musa Sahin descendirent rapidement. Ils retrouvèrent Abdürrahim pendu, le dos contre la porte, une main derrière le dos. Constatant que le corps était encore chaud, le témoin remonta dans son bureau pour appeler le médecin le plus proche par téléphone et les deux autres descendirent le corps d’A.T. Le médecin examina le corps. Le témoin téléphona au commandant du poste de gendarmerie afin de l’informer de l’incident. Par la suite, il constata que le défunt avait décousu les manches de sa chemise et les avait nouées pour les utiliser comme une corde, après quoi il s’était hissé sur la barre verticale de la porte de sa cellule pour accrocher la « corde » et se pendre.

f)  Ünal Yildirim

  43.  Né en 1951, le témoin présidait, au nom du préfet, le conseil administratif du département de Sirnak qui confirma, le 21 février 1991, l’ordonnance de non-lieu rendue par le conseil administratif de Cizre.

  Le conseil administratif de Sirnak avait contrôlé la légalité de l’enquête menée par le conseil de Cizre. Il était, à l’époque des faits, le dernier recours. Dans ce but, il avait vérifié si toutes les dépositions pertinentes avaient été recueillies et si tous les documents avaient été versés au dossier. Le conseil administratif de Sirnak pouvait confirmer ou annuler la décision de non-lieu rendue en première instance, et dans ce dernier cas, demander l’élargissement de l’enquête. Il pouvait également décider de saisir les juridictions pénales. Pour cela, il prenait en compte tous les éléments du dossier. Il pouvait même décider d’entendre d’autres témoins.

  Dans la présente affaire, le parquet s’était déclaré incompétent, puisqu’il ne pouvait connaître des accusations pénales portées contre des fonctionnaires. Le fait qu’il ait conclu à la négligence des gendarmes n’avait aucun effet dans cette affaire, puisque l’enquête complète n’était pas menée par le parquet, mais par le conseil administratif de Cizre.

  Le conseil administratif présidé par le témoin était composé des chefs de plusieurs services publics du département. Les membres pouvaient examiner le dossier avant de parvenir à une décision. Parmi ces membres, se trouvait également un médecin qui pouvait donner un avis médical sur les allégations.

  Le témoin indique que le non-lieu rendu par le conseil administratif de Cizre, une fois confirmé par celui de Sirnak, devait être communiqué à la requérante, mais il insista sur le fait que cela incombait aux autorités de Cizre.

f)  Mustafa Büyük

  44.  Le témoin, né en 1957, était à l’époque des faits sous-préfet de Cizre. Il présida le conseil d’administration de Cizre qui rendit l’ordonnance de non-lieu du 23 janvier 1991 à l’égard de quatre gendarmes du commandement de la gendarmerie de Cizre. Il est diplômé de sciences politiques. Il n’était pas présent lui-même sur les lieux de l’incident.

  45.  Le témoin décrit les règles régissant les poursuites à l’encontre de fonctionnaires : le parquet n’est pas compétent pour enquêter sur une faute imputée à des fonctionnaires et doit rendre une ordonnance d’incompétence, où il se borne à préciser la qualification de l’infraction et de l’accusation portées contre les fonctionnaires sans pouvoir aucunement en juger ou enquêter sur celles-ci. La décision appartient au conseil d’administration, lequel se fait assister d’un enquêteur dont la désignation revient de façon exclusive au préfet ou au sous-préfet. En l’espèce, le témoin explique avoir désigné le capitaine de la gendarmerie où avait eu lieu l’incident, car celui-ci n’était pas en fonction la nuit de l’incident et parce qu’en sa qualité d’officier épris de discipline militaire, il était inconcevable qu’il pût dissimuler une infraction commise par un ou plusieurs des ses subordonnés impliqués dans la procédure. Les six membres du conseil d’administration sont en majorité des fonctionnaires de la région. Une copie de l’ordonnance adoptée par le conseil d’administration est envoyée au plaignant et à son avocat, aux fonctionnaires impliqués et à leurs supérieurs hiérarchiques pour appel s’il y a lieu.

  Le témoin explique ensuite la procédure suivie en l’espèce : l’ordonnance d’incompétence prise par le parquet le 3 octobre 1990 fut envoyée avec le dossier à la sous-préfecture de Cizre un mois après son adoption. Après consultation du dossier, le témoin désigna un enquêteur. Le dossier présenté par l’enquêteur étant incomplet (il manquait des dépositions et les fonctionnaires accusés de négligence dans l’ordonnance d’incompétence n’avaient pas été informés de cette accusation), le témoin renvoya le dossier à l’enquêteur pour complément d’information. Une fois le dossier d’enquête dûment complété, il fut envoyé au conseil d’administration de la sous-préfecture de Cizre. Le témoin examina le rapport et se rendit sur les lieux de l’incident. Au terme d’une réunion, les six membres du conseil d’administration prirent une ordonnance de non-lieu. Ils fondèrent leur ordonnance sur les pièces du dossier constitué par le parquet (dépositions des témoins et des fonctionnaires, procès-verbal dressé sur les lieux, rapport d’autopsie, photos, etc.) et sur les éléments contenus dans le rapport de l’enquêteur. Ils conclurent à l’absence de faute des fonctionnaires impliqués et donc à l’absence de nécessité de les renvoyer en jugement. Une telle ordonnance était susceptible d’appel devant le conseil d’administration de la préfecture de Sirnak selon la législation applicable jusqu’en 1994.

  46.  Selon le témoin, la procédure devant le conseil d’administration a pour but d’enquêter sur la responsabilité des fonctionnaires, ce qui, en l’espèce, impliquait de procéder aux vérifications suivantes : avaient-ils confisqué tous les objets susceptibles de nuire à la sécurité et à la santé du détenu ? Avaient-ils procédé à une surveillance régulière du détenu ? S’étaient-ils assurés des conditions de détention ? Avaient-ils laissé des objets ou d’autres éléments qui avaient permis à la victime de se pendre ?

  Le but d’une telle procédure est de répondre à la question de savoir s’il convient ou non de renvoyer le dossier à une juridiction pénale pour juger les fonctionnaires impliqués. Il s’agit d’éviter en pratique que des fonctionnaires soient jugés au pénal pour n’importe quel motif. En l’espèce, le conseil d’administration devait se prononcer sur l’existence ou non d’une négligence de la part des fonctionnaires impliqués : les membres du conseil estimèrent que la négligence n’était pas évidente et en déduisirent qu’il n’y avait pas de négligence à reprocher aux fonctionnaires.

  Le témoin souligne que les dépositions des deux jeunes filles, Leyla Saglam et Bahar Bozkurt, ainsi que celles des fonctionnaires qui affirmaient avoir effectué des rondes à intervalles réguliers, furent les éléments déterminants en faveur de la décision de non-lieu du conseil d’administration. En outre, le docteur Mesut Tüzün, médecin membre du conseil d’administration, avait examiné les photos prises par le procureur, pour en conclure que le corps montrait les symptômes d’un suicide mais aucune trace de coups et blessures ou d’autres violences.

  Le témoin expose que dans l’hypothèse où le dossier permet d’exclure tout doute quant à la responsabilité des fonctionnaires en cause, une ordonnance de non-lieu est rendue à l’issue de la procédure ; en revanche, en cas de doute, le conseil d’administration décide de renvoyer les fonctionnaires en jugement. Dans ce dernier cas, le dossier est envoyé à la juridiction compétente et le parquet concerné peut approfondir l’instruction pour dresser ses réquisitions.

  Le témoin explique que durant la période de ses fonctions à la sous-préfecture de Cizre (d’août 1989 à juillet 1991), le conseil d’administration de Cizre prit plusieurs décisions de renvoi en jugement de fonctionnaires. Ces décisions impliquaient des gendarmes et des fonctionnaires d’autres services publics, notamment pour des infractions commises lors de leurs activités anti-terroristes, pour négligence et pour abus de pouvoir.

h)  Ayhan Kuzucu

  47.  Sergent spécialiste de gendarmerie né en 1969, le témoin était à l’époque des faits adjoint du sous-officier de garde sur les lieux de l’incident.

  Il relate les faits comme suit. Le témoin et Musa Sahin amenèrent Tanribilir à la direction de la sûreté. Mais comme les policiers leur indiquèrent qu’il n’y avait plus de place pour les détenus, ils le ramenèrent à la gendarmerie. Ils le fouillèrent, l’installèrent dans une cellule, verrouillèrent la porte et rendirent la clé au sous-officier Yurttas. Juste au milieu de la grande pièce sur laquelle donnent les cellules, se trouve un mur qui divise la pièce en deux. Sur instruction du sous-officier de garde, ils installèrent les deux jeunes filles ensemble dans une cellule à droite du mur pour qu’elles ne soient pas face au gardien. Les jeunes filles se trouvaient vers la partie droite du mur et A.T. vers la partie gauche. Les détenus ne pouvaient pas entendre la voix des autres. C’était l’été et les fenêtres étaient ouvertes. Le poste de gendarmerie donne sur la rue, du côté où se trouvent les militaires et la police. Il y avait du bruit même la nuit en raison des véhicules blindés de la police qui protégeaient le quartier.

  48.  Le caporal Ahmet Ergin était responsable de la détention des personnes gardées à vue. Il était de permanence dans la partie du bâtiment où se trouvaient les cellules. Le bureau du caporal était à 10 mètres de la cellule de Tanribilir. Les personnes qui se trouvaient dans les cellules pouvaient appeler le gardien à haute voix si elles avaient besoin de quelque chose. Le bureau du caporal n’était pas situé en face des cellules et il ne pouvait pas voir les détenus depuis son bureau. Le caporal ne pouvait quitter son lieu de garde puisque c’était strictement interdit par le règlement. Le sous-officier de garde et son adjoint (le témoin) étaient responsables de la sécurité de l’ensemble du poste de gendarmerie.

  Lorsque le témoin descendit contrôler les détenus, le caporal Ahmet (chargé de la surveillance des cellules) lui demanda l’autorisation d’aller réveiller le cuisinier et partit. Le témoin se rendit tout d’abord dans la cellule où se trouvaient les jeunes filles. Il passa ensuite devant la cellule de Tanribilir. Ce dernier s’était pendu. Il avait dû monter sur la porte pour se pendre. Ses bras étaient nus et son corps était chaud. Le témoin courut vers le bureau du sous-officier de garde pour chercher les clés et pour l’informer de l’événement. Au même moment, Engin Durukan revint d’une mission à l’extérieur. Tous les trois descendirent en bas, à l’étage ou se trouvaient les cellules de garde à vue. Le caporal apporta alors des ciseaux, mais dit qu’il ne pouvait pas entrer dans la cellule, car il ne pouvait pas regarder le visage de Tanribilir. Il souleva quand même le corps par les pieds. Le témoin entra difficilement à l’intérieur de la cellule et coupa la corde. Celle-ci, fabriquée à partir des manches de la chemise, se présentait sous la forme d’un rouleau lorsque les gendarmes la coupèrent. En descendant le corps des barreaux, le témoin vit le visage d’A.T. Il était « violacé », la langue pendait à l’extérieur de la bouche. De l’écume sortait de la bouche et l’un des yeux était à moitié ouvert. Après avoir coupé la corde, les gendarmes allongèrent le corps au sol dans la cellule. Le témoin fit des massages cardiaques, prit le pouls, mais ne constata aucun signe de vie. Il alla vers les escaliers pour savoir si le médecin arrivait, le vit dans l’escalier et l’emmena dans la cellule.

  Le témoin explique la contradiction dans ses dépositions faites devant le procureur et l’instructeur par le fait que les incidents l’avaient beaucoup ému : il avait dû descendre le corps des barreaux, attendre pendant des heures devant le corps et assister à l’autopsie.

 

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La poursuite pénale des infractions

  49.  Le code pénal réprime toute forme d’homicide (articles 448 à 455) ainsi que ses tentatives (articles 61 et 62). Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les devoirs incombant aux autorités quant à l’enquête préliminaire au sujet des faits susceptibles de constituer pareils crimes et portés à la connaissance des autorités. Ainsi, toute infraction peut être dénoncée aussi bien aux autorités ou agents des forces de l’ordre qu’aux parquets. La déposition de pareille plainte peut être écrite ou orale, et dans ce dernier cas, l’autorité saisie est tenue d’en dresser procès-verbal (article 151).

  S’il existe des indices qui mettent en doute le caractère naturel d’un décès, les agents des forces de l’ordre qui en ont été avisés sont tenus d’en faire part au procureur de la République ou au juge du tribunal correctionnel (article 152). Selon l’article 235 du code pénal, tout membre de la fonction publique qui omet de déclarer à la police ou aux parquets une infraction dont il a eu connaissance pendant l’exercice de ses fonctions est passible d’une peine d’emprisonnement.

  Le procureur de la République qui – de quelque manière que ce soit – se voit informé d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise, est obligé d’instruire les faits aux fins de décider s’il y a lieu ou non d’entamer une action publique (article 153 du code de procédure pénale).

  50.  Si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de la fonction publique et si l’acte a été commis pendant l’exercice de ses fonctions, l’instruction préliminaire de l’affaire est régie par la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, laquelle limite la compétence ratione personae du ministère public dans cette phase de la procédure. En pareil cas, l’enquête préliminaire et, par conséquent, l’autorisation d’ouvrir des poursuites pénales, sont du ressort exclusif du comité administratif local concerné (celui de la sous-préfecture ou du département, selon le statut de l’intéressé), lequel est présidé par le sous-préfet ou le préfet, ou leur adjoint. Une fois délivrée l’autorisation de poursuivre, il incombe au procureur de la République de représenter l’accusation dans l’affaire.

  Les décisions desdits comités n’étaient pas susceptibles de recours à l’époque des faits. Un recours sur demande ou d’office devant le Conseil d’Etat a été instauré plus tard.

  51.  En vertu de l’article 4, alinéa i), du décret-loi n° 285 du 10 juillet 1987 sur l’autorité du gouverneur de la région soumise à l’état d’urgence, la loi de 1914 (paragraphe 52 ci-dessus) s’applique également aux membres des forces de l’ordre dépendant dudit gouverneur.

  52.  Lorsque l’auteur présumé d’un délit est un militaire, la qualification de l’acte incriminé détermine la loi applicable. S’il s’agit d’un « crime militaire » prévu au code pénal militaire n° 1632, les poursuites pénales sont en principe régies par la loi n° 353 instituant des tribunaux militaires et réglementant leur procédure. En revanche, les poursuites contre les militaires accusés d’une infraction de droit commun sont en principe régies par le code de procédure pénale (articles 145 § 1 de la Constitution et 9-14 de la loi n° 353).

  Le code pénal militaire érige en infraction militaire le fait, pour un militaire agissant en désobéissance, de mettre en danger la vie d’une personne (article 89). Dans ce cas, les plaignants civils peuvent saisir les autorités visées au code de procédure pénale (paragraphe 51 ci-dessus) ou le supérieur hiérarchique de la personne mise en cause.

 

B.  La responsabilité civile et administrative du fait d’actes criminels et délictueux

  53.  En vertu de l’article 13 de la loi n° 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

  54.  L’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :

 « Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.

 (...)

 L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

  Cette disposition consacre une responsabilité objective de l’Etat, laquelle entre en jeu quand il a été établi que dans les circonstances d’un cas donné, l’Etat a manqué à son obligation de maintenir l’ordre et la sûreté publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et cela sans qu’il faille établir l’existence d’une faute délictuelle imputable à l’administration. Sous ce régime, l’administration peut donc se voir tenue d’indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’actes commis par des personnes non identifiées.

  55.  L’article 8 du décret-loi n° 430 du 15 décembre 1990 précise à cet égard :

 « La responsabilité pénale, financière ou civile (…) du gouverneur de la région de l’état d’urgence ou des gouverneurs des provinces dans ladite région ne saurait être mise en cause relativement à leurs décisions ou actes pris dans l’exercice des pouvoirs que leur confère le présent décret-loi, et aucune autorité judiciaire ne saurait être saisie à cette fin. Le droit des personnes de réclamer de l’Etat réparation des dommages injustifiés qu’elles ont subis est réservé. »

  L’article 1 additionnel de la loi n° 2935 du 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence dispose :

 « (…) les actions en réparation concernant l’exercice des pouvoirs conférés par la présente loi sont à intenter contre l’administration et devant les juridictions administratives. »

  56.  Sur le terrain du code des obligations, les personnes lésées du fait d’un acte illicite ou délictueux peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel (articles 41–46) que moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le jugement des juridictions répressives sur la culpabilité de l’intéressé (article 53).

  57.  Toutefois, en vertu de l’article 13 de la loi n° 657 sur les employés de l’Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l’exercice d’une fonction relevant du droit public peuvent, en principe, ester en justice uniquement contre l’autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et pas directement contre celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n’est toutefois pas absolue. Lorsque l’acte en question est qualifié d’illicite ou de délictueux et, par conséquent, perd son caractère d’acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l’auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d’engager la responsabilité conjointe de l’administration en sa qualité d’employeur de l’auteur de l’acte (article 50 du code des obligations).

 

 

EN DROIT

I.  EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

  58.  Dans ses observations du 4 juillet 2000, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante n’a pas fait opposition contre l’ordonnance de non-lieu rendue par le conseil administratif, qu’elle n’a pas utilisé les recours en dommages-intérêts qui étaient disponibles en droit turc et qu’elle n’a pas soulevé tous ses griefs devant les autorités internes saisies de l’affaire. Sur la base de ces considérations, le Gouvernement conteste la décision sur la recevabilité adoptée par la Commission le 24 février 1994 et demande à la Cour de revenir sur ladite décision et de déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

  59.  La Cour rappelle que la possibilité de déclarer une requête irrecevable à tout stade de la procédure en application de l’article 35 § 4 in fine de la Convention ne permet pas aux Hautes Parties contractantes de soulever une exception d’irrecevabilité à n’importe quel stade de la procédure si cette exception pouvait être formulée auparavant (voir sur ce point l’article 55 du Règlement de la Cour, et aussi l’arrêt Velikov c. Bulgarie [Sect. 4] (41488/98), ECHR 2000). La Cour, s’appuyant sur l’article 5 § 3 du Protocole n° 11, estime que ces mêmes règles sont applicables aux requêtes déclarées recevables par la Commission et transférées à la Cour sans que la Commission se soit prononcée sur le fond, comme c’est le cas en l’espèce.

  Dans la présente affaire, la Cour note que le Gouvernement réitère en grande partie les exceptions qu’il avait soulevées devant la Commission, qui les a rejetées dans sa décision du 24 février 1994. La Cour constate l’absence de tout élément ne nature à justifier un réexamen de la question. Par ailleurs, la Cour considère que les autres arguments du Gouvernement tendant à faire constater le non épuisement des voies de recours internes dans cette affaire ne sont pas fondés.

  Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

 

Ii.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA cONVENTION

  60.  La requérante allègue que les gendarmes ont tué son fils pendant qu’il était en garde à vue et qu’une enquête judiciaire n’a pas été menée sur les circonstances du décès. Elle dénonce une violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

 « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

 2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

 a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

 b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

 c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

 

A.  Le décès du fils de la requérante

1. Mort infligée intentionnellement

  61.  La requérante allègue que son fils a été tué par les gendarmes qui l’ont interrogé afin de lui extorquer des aveux et des renseignements sur une organisation illégale, le PKK. D’après elle, son fils, qui était marié et exerçait le métier de chauffeur de taxi, n’avait aucune raison de se suicider. Elle prétend qu’une autopsie détaillée n’a pas été menée suite au décès de son fils et qu’il n’a pas été établi que les symptômes observés sur son corps provenaient seulement d’une asphyxie par pendaison. La requérante et son mari auraient entendu, par des personnes non précisées, que leur fils avait été tué par des gendarmes.

  62.  Le Gouvernement rejette toute allégation d’homicide. Il fait observer que l’autopsie effectuée par trois médecins en présence du procureur Bagli était bien une autopsie classique détaillée. Celle-ci a mis en évidence que le fils de la requérante s’était donné la mort par pendaison et qu’aucun gendarme n’était responsable de ce suicide.

  63.  La Cour rappelle que dans la présente affaire, elle est invitée à effectuer l’établissement et la vérification des faits en application de l’article 5 § 3 in fine du Protocole n° 11 et de l’article 99 § 5 du Règlement de la Cour. Afin d’accomplir cette tâche, elle s’appuiera sur les éléments de preuve rassemblés par la Commission et en évaluera la valeur et les effets.

  64.  La requérante laisse entendre que des fonctionnaires de l’Etat défendeur auraient délibérément cherché à provoquer la mort de son fils. Or, la première phrase de l’article 2, astreint en premier lieu l’Etat à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière.

  65.  Toutefois, la Cour relève d’emblée que la requérante et son mari n’étaient pas présents sur les lieux de l’incident. Par la suite, il n’ont jamais eu de contacts avec les témoins directs de l’incident, par exemple les deux jeunes filles détenues en même temps que leur fils. Dans la procédure devant les autorités nationales et devant les organes de Strasbourg, personne d’autre que la requérante et son mari n’a suggéré que leur fils avait été victime d’un homicide volontaire.

  Les deux jeunes filles détenues en même temps que le défunt ont confirmé devant les autorités nationales que les gendarmes avaient effectué des contrôles à intervalles réguliers et qu’elles n’avaient rien entendu de particulier en dehors de ces contrôles jusqu’à ce que les gendarmes se rendent compte de la pendaison (paragraphe 29 ci-dessus, dépositions recueillies par l’instructeur Tolgay). Ces deux personnes n’ont pas comparu non plus devant les délégués de la Commission pour donner une version différente des faits.

  66.  La Cour relève aussi qu’alerté par les gendarmes juste après l’incident (paragraphe 41 ci-dessus, témoignage du Dr Bayik), le procureur Bagli s’est rendu tout de suite sur les lieux de l’incident et fait procéder sur place à une autopsie, après avoir entendu les témoins. Les opérations faites par trois médecins, à savoir l’examen externe du corps, l’ouverture de la boîte crânienne, du thorax et du cou et de la cavité abdominale, montrent bien qu’il s’agissait d’une autopsie détaillée. Le rapport d’autopsie ne signale aucune trace d’emploi de la force sur le défunt et atteste que le décès était dû à une pendaison.

  67.  Les gendarmes qui ont trouvé le corps et qui étaient soupçonnés d’avoir provoqué la mort du fils de la requérante ont fait des dépositions à quatre reprises : devant le procureur, le juge, l’instructeur et les délégués de la Commission. Ces dépositions sont concordantes quant aux incidents qui se sont déroulés à partir du moment où les gendarmes se sont rendus compte de la pendaison du défunt et paraissent crédibles dans leur ensemble. L’état de panique et de surprise des gendarmes face aux incidents est également confirmé par les témoignages (paragraphe 41 ci-dessus, témoignage du DBayik ; paragraphe 48 ci-dessus, le témoignage de Kuzucu quant au caporal qui ne pouvait regarder le visage d’A.T. décédé).

  La Cour en conclut qu’il n’est pas établi que les gendarmes ont intentionnellement infligé la mort au fils de la requérante. Il n’y a donc pas violation de l’article 2 de ce chef.

2.  Les gendarmes pouvaient-ils empêcher le suicide ? Surveillance du détenu

  68.  La requérante soutient que les contradictions contenues dans les diverses dépositions faites par les gendarmes prévenus prouvent qu’ils se sont montrés négligents le jour de l’incident. Elle fait observer que le procureur Bagli, dans sa décision du 8 septembre 1990, a mentionné l’existence d’une négligence commise par les gendarmes de garde la nuit de l’incident.

  69.  Le Gouvernement réfute toute responsabilité, que ce soit sous la forme d’une faute de service ou d’une quelconque négligence, puisque les gendarmes qui assuraient la garde la nuit des incidents ont procédé à une fouille sur la personne d’A .T. avant de le placer dans une cellule de garde à vue et ont contrôlé sa situation toutes les demi-heures. Il fait valoir qu’il peut exister des nuances entre les divers témoignages recueillis à des années d’intervalles et que ces nuances ne mettent pas en cause l’absence de responsabilité des gendarmes et du Gouvernement quant au suicide du fils de la requérante. S’appuyant sur plusieurs témoignages, notamment celui du père du défunt et ceux des membres du PKK arrêtés, le Gouvernement argue que le défunt appartenait au PKK et jouait rôle important dans les activités terroristes de cette organisation. Il en déduit que son implication et celle des hommes de sa famille dans le terrorisme a dû déstabiliser psychologiquement et moralement le fils de la requérante qui a préféré se donner la mort en désespoir de cause.

  70.  A cet égard, la Cour rappelle en premier lieu que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour empêcher que la vie du fils de la requérante ne soit inutilement mise en danger (voir par exemple arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, fasc. 76, p. 1403, § 36). La Cour estime également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même.

  71.  Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de sécurité à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (voir mutatis mutandis Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, fasc. 95, p. 3159 - 3160 §§ 115-116).

  72.  La Cour estime que, face à l’allégation selon laquelle les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie d’une personne gardée à vue dans le cadre de leur devoir consistant à surveiller les détenus et à empêcher les suicides, il lui faut se convaincre que lesdites autorités auraient dû savoir sur le moment que le détenu risquait de commettre un tel acte et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque. Pour la Cour, et vu la nature du droit protégé par l’article 2, il suffit à un requérant de montrer que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question. La Cour examinera donc les circonstances particulières de la cause.

  73.  Dans la présente affaire, la Cour observe en premier lieu qu’A.T. avait été placé en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Cizre et de ce fait, les règles prévues en droit interne pour ce type de détention s’appliquaient en l’espèce. Selon la version des faits donnée par les gendarmes, ces derniers avaient conduit A.T., dès son arrestation, à la Direction de la sûreté de Cizre et, comme il n’y avait plus de place pour les détenus à ladite Direction, ils l’avaient mis dans les locaux de la gendarmerie en attendant de le transférer prochainement à la police pour interrogatoire. Cette partie des faits n’a pas été utilement contestée par la requérante (voir, parmi d’autres, le témoignage d’Ayhan Kuzucu, paragraphe 47 ci-dessus).

  74.  La Cour rappelle que toute privation de liberté physique peut entraîner, de par sa nature, des bouleversements psychiques chez les détenus et, par conséquent, des risques de suicide. Les systèmes de détention prévoient des mesures afin d’éviter de tels risques pour la vie des détenus, comme le dépôt des objets coupants, de la ceinture ou des lacets.

  75.  La Cour remarque qu’en l’espèce, les gendarmes ont pris les mesures de routine afin d’éviter le suicide du détenu : ils ont fouillé A.T. à son arrivé au poste de gendarmerie et lui ont retiré sa ceinture et ses lacets. Selon leurs témoignages devant les autorités judiciaires, ils ont assuré, toutes les demi-heures, la surveillance des personnes gardées à vue, y inclus A.T. (paragraphe 26 ci-dessus, témoignage de Kuzucu devant le juge Turan ; paragraphe 29, dépositions de Leyla Saglam et Behiye Bozkurt recueillies par l’instructeur Tolgay).

  76.  Les gendarmes auraient-ils dû se rendre compte de la nécessité de surveiller le détenu A.T. plus strictement qu’un détenu ordinaire ? La Cour n’est pas convaincue que les mesures prises par les gendarmes sur ce point puissent être mises en cause sous l’angle de l’article 2, compte tenu des indices dont les gendarmes disposaient à ce moment précis. A.T. était calme lorsqu’il est arrivé au poste de gendarmerie (paragraphe 42 ci-dessus). Le moyen qu’il a trouvé pour se suicider, à savoir fabriquer une corde à partir des manches décousues de sa chemise, était difficile à prévoir. La préparation et l’exécution du suicide ont été parfaitement silencieux (paragraphe 41 ci-dessus, témoignage du Dr Bayik).

  77.  La Cour estime que les gendarmes ne sauraient être critiqués pour n’avoir pas pris de mesures spéciales, comme poster un garde 24 heures sur 24 devant la cellule du requérant ou lui confisquer ses vêtements.

  78.  Il est vrai qu’il ressort des dépositions tout à fait concordantes des gendarmes devant les autorités nationales qu’ils avaient contrôlé régulièrement les locaux de garde à vue, mais qu’aucun gardien ne se trouvait en permanence dans ces locaux (paragraphe 23 ci-dessus, déposition de Kuzucu devant le procureur ; déposition de Yurttas devant le procureur ; déposition d’Ergin devant le procureur ; paragraphe 26 ci-dessus, déposition devant le juge d’Ergin, qui précise qu’après le contrôle des détenus, il est « remonté sans rien dire » ; paragraphe 29 ci-dessus, déposition devant l’instructeur Tolgay de Kuzucu, qui indique que « nous les contrôlions, le caporal de garde et moi, toutes les 20 à 25 minutes »). Or, il résulte des témoignages des mêmes gendarmes recueillis par les délégués de la Commission que la nuit de l’incident, un caporal devait rester comme gardien de permanence dans les locaux de garde à vue (paragraphe 42 ci-dessus, déposition de Yurttas  et paragraphe 48 ci-dessus déposition de Kuzucu).

  79.  Cependant, la Cour observe qu’aucun des éléments de preuve figurant au dossier ne montre que les gendarmes auraient dû raisonnablement prévoir qu’A.T. allait se suicider et qu’ils auraient dû assurer la présence permanente d’un gardien devant la cellule d’A.T.

  80.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention de ce chef.

 

B.  Les enquêtes menées par les autorités nationales

  81.  La requérante affirme que les deux conseils administratifs intervenus dans cette affaire – formés de personnes qui ne sont pas des juristes et qui dépendent du pouvoir exécutif – ont protégé les responsables de l’incident du 9 décembre 1990, en s’appuyant sur la loi qui régit les poursuites contre les fonctionnaires (paragraphe 50 ci-dessus). A cet égard, elle se réfère à l’instruction menée par le commandant Tolgay et soutient qu’aucun élément de preuve n’a été recueilli afin de déterminer s’il y a eu négligence de la part des gendarmes en question. Elle fait également valoir qu’elle n’a pu participer à l’enquête menée par les autorités nationales puisqu’aucune notification n’a été faite à elle ou à son avocat, et ce contrairement à la procédure légale.

  82.  En revanche, le Gouvernement souligne le caractère complet de l’enquête menée par les autorités nationales. Il précise qu’une autopsie détaillée a été effectuée et que tous les éléments de preuve ont été versés au dossier afin de déterminer si A.T. était mort d’une autre cause que le suicide.

  83.  La Cour rappelle a cet égard l’importance particulière de l’exigence procédurale que contient implicitement l’article 2 de la Convention. Elle estime que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose cette disposition implique et exige de mener une forme d’enquête efficace lorsqu’il y a eu mort d’homme sous la responsabilité d’agents de l’Etat (voir, mutatis mutandis, l’arrêt McCann et autres précité, p. 49, § 161, et l’arrêt Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 322, 324, §§ 78, 86). Ainsi, cette obligation ne vaut pas seulement pour les cas où il a été établi que la mort avait été provoquée par un agent de l’Etat (arrêt Ergi c. Turquie du 28 juillet 1998, § 82).

  84.  Il est vrai que la Cour a déjà constaté dans plusieurs affaires que l’enquête menée par les organes administratifs dans le cadre de la procédure de poursuites des fonctionnaires suscitait de sérieux doutes, que ces organes n’étaient pas indépendants vis-à-vis de l’exécutif et que leur enquête n’était ni approfondie ni contradictoire (voir l’arrêt Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1732-1733, §§ 79-81 ; arrêt Ogur c. Turquie du 20 mai 1999, § 91, à paraître dans CEDH 1999-III).

  85.  Cependant, la Cour remarque, dans le cadre de la présente affaire, la présence de plusieurs éléments particuliers qui permettent de conclure que le niveau de l’enquête menée par les organes judiciaires avant l’intervention des organes administratifs satisfaisait aux exigences procédurales de l’article 2 : le procureur de la République de Cizre et le juge de paix de Cizre ont mené une enquête approfondie et minutieuse sur le suicide de A.T. En particulier, le procureur Bagli, lors de son transport sur les lieux de l’incident, a consigné des constatations détaillées quant au corps de la victime, a ordonné la prise de plusieurs photos du corps et de la corde utilisée pour le suicide et a également opéré une reconnaissance très détaillée de la cellule et des lieux de l’incident. Le procureur a entendu les cinq gendarmes qui étaient en service au commandement de la gendarmerie au moment de l’incident. En outre, il a fait pratiquer une autopsie détaillée et complète qui a fourni des renseignements convaincants sur l’absence de violence sur le défunt avant sa mort par pendaison. Par ailleurs, la juge de paix Turan a entendu, de son côté, les principaux gendarmes concernés en l’espèce et a ordonné une expertise pour obtenir une description détaillée de la cellule et de l’instrument du suicide. Le fait que la requérante n’ait pas pleinement participé à l’instruction ne change rien à la nature complète de celle-ci, puisque comme vient de le constater la Cour (paragraphe 65 ci-dessus), l’intéressée n’était pas en mesure de fournir des éléments de preuve utiles pour le bon déroulement de l’enquête.

  En conclusion, même si l’intervention des organes administratifs, dont l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif est sujette à caution, a affaibli l’efficacité de l’enquête interne, la Cour considère que l’instruction préliminaire détaillée menée par les autorités judiciaires afin de déterminer la responsabilité des gendarmes dans le cadre du suicide de A.T. peut passer pour suffisamment approfondie et efficace. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 de ce chef non plus.

 

IiI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA cONVENTION

  86.  Se basant sur les mêmes faits, la requérante a allégué, lors de l’examen de la recevabilité de la requête, une violation de l’article 3 de la Convention dans la mesure où son fils aurait été tué par des gendarmes. L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :

 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains. »

  87.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

  88.  La Cour se réfère à ses considérations exposées ci-dessus, notamment à celles concernant l’absence d’homicide volontaire ou involontaire de la part des gendarmes (voir paragraphes 65 et 79-80 ci-dessus). Elle tient également compte de ce que la requérante n’a pas maintenu ce grief dans ses conclusions finales formulées après l’enquête des membres de la Commission. La Cour conclut dès lors à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention dans la présente affaire.

 

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ; 

 

2.  Dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ; 

 

3.  Dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

  Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2000 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

 

 

Erik Fribergh Andràs Baka 

 Greffier Président