COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME 

 

 

QUATRIÈME SECTION 

 

AFFAIRE BERKTAY c. TURQUIE 

 

(Requête n° 22493/93) 

 

ARRÊT 

 

STRASBOURG 

 

1er mars 2001 

 

 

 

DÉFINITIF 

 

01/06/2001 

 

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.

   

 

  En l’affaire Berktay c. Turquie,

  La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

      MM. A. Pastor Ridruejo, président

  J. Makarczyk, 

  V. Butkevych, 

 Mme N. Vajic, 

 M. J. Hedigan, 

 Mme S. Botoucharova, juges

 M. F. Gölcüklü, juge ad hoc, 

et de M. V. Berger, greffier de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 avril 2000 et 8 février 2001,

  Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 

 

PROCÉDURE

  1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 22493/93) dirigée contre la Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Hüseyin et Devrim Berktay (père et fils, « les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 30 juillet 1993 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

  2.  Les requérants sont représentés par M. K. Boyle et Mme F. Hampson, enseignants à l’université d’Essex (Angleterre). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné un agent pour la procédure devant la Cour.

  3.  Le second requérant alléguait qu’il avait été poussé du balcon de son domicile par des policiers qui l’avaient arbitrairement privé de sa liberté et que ceux-ci avaient mis sa vie en péril en retardant délibérément son père qui devait le conduire au centre sanitaire pour une tomographie. Le premier requérant se plaignait d’avoir été contraint par la police de signer un procès-verbal incriminant son fils pour pouvoir l’emmener recevoir des soins médicaux d’urgence ainsi que de la perquisition effectuée à son domicile.

  4.  La Commission a déclaré la requête recevable le 11 octobre 1994, puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1998, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole n° 11 à la Convention.

  5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

 

 

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

  6.  Il y a controverse entre les parties sur les faits de la présente espèce, particulièrement en ce qui concerne les événements du 3 février 1993, lorsque le second requérant, Devrim Berktay, fut appréhendé par la police puis emmené à son domicile pour une perquisition et lors de laquelle il fut grièvement blessé suite à une chute du balcon. Conformément à l’ancien article 28 § 1 a) de la Convention, la Commission a mené une enquête avec l’assistance des parties, et a recueilli des documents écrits ainsi que des dépositions orales.

  Ses délégués ont entendu des témoins du 17 au 19 novembre 1997, à Ankara. Ces témoins étaient les requérants, l’épouse et la mère des requérants, Esma Berktay, onze policiers, dont six avaient arrêté Devrim Berktay, l’avaient emmené chez lui et perquisitionné son domicile, et dont un autre avait enregistré la déposition du premier requérant suite à l’incident.

 

A.  La version des faits donnée par les requérants

  7.  Le 3 février 1993, Devrim Berktay fut arrêté par les policiers de la section antiterroriste au motif qu’il ne portait pas sa carte d’identité sur lui. Il fut emmené à la direction de la sûreté pour interrogatoire où il lui fut reproché de mener des activités terroristes et séparatistes au sein du PKK ainsi que de détenir à son domicile des livres prohibés. Devrim Berktay nia les faits allégués et offrit de montrer les livres qu’il avait chez lui.

  8.  Toujours le même jour, vers 17 h 30, le premier requérant fut appelé à son travail par son épouse. Elle l’informa que leur fils Devrim avait été arrêté en ville et que la police était en train de perquisitionner à leur domicile. Lorsque le premier requérant arriva à son domicile, trois policiers étaient en train de perquisitionner.

  9.  Vers 19 heures, un des policiers téléphona à ses supérieurs pour les informer qu’aucune pièce à conviction n’avait été trouvée. Après cette conversation, un groupe de six ou sept policiers arriva avec Devrim, le second requérant.

  10.  Le premier requérant dit à son fils : « s’il y a quoi que ce soit, dis-le, n’aie pas peur ». Il ne croyait pas que son fils avait commis une infraction. La police fit alors sortir le premier requérant et son épouse de la salle de séjour et ferma la porte. Quelques minutes plus tard, entendant son fils crier, le premier requérant tenta de forcer la porte, mais un policier s’interposa. Alors que le premier requérant et son épouse essayaient toujours d’entrer dans le séjour, un policier ouvrit la porte et leur indiqua que leur fils avait sauté du balcon.

  11.  Le père se précipita au rez-de-chaussée et trouva son fils gisant inconscient sur la rue. Il l’emmena en taxi à l’hôpital public. Après l’intervention requise, le médecin de service déclara qu’il fallait effectuer une tomographie. Cet examen devant être fait au centre sanitaire de Günsag, le premier requérant voulut y emmener son fils, mais les policiers le pressèrent de se rendre d’abord à la direction de la sûreté de Yenisehir pour y faire une déposition. Bien qu’il eût insisté sur la nécessité de conduire son fils au centre sanitaire pour des soins médicaux d’urgence, les policiers continuèrent à affirmer qu’il devait d’abord les accompagner à la sûreté. Un des policiers lui présenta un procès-verbal manuscrit faisant état de l’appartenance de Devrim Berktay au PKK et de ce qu’il avait participé aux attentats de cette organisation, et le força à y apposer sa signature.

  12.  A la direction de la sûreté, les policiers demandèrent au premier requérant de signer un procès-verbal de déposition qu’ils avaient dressé. Il signa ledit procès-verbal et quitta les lieux.

  13.  La tomographie fut effectuée au centre sanitaire de Günsag et le père ramena ensuite son fils à l’hôpital public. Au vu des résultats de l’examen, le médecin déclara que le second requérant devait être mis en observation et l’adressa au centre hospitalier universitaire de Diyarbakir où il reçut des soins intensifs et resta dans le coma pendant au moins dix-sept jours.

  14.  Environ six jours après l’incident, le premier requérant déposa une plainte auprès du parquet et demanda qu’une enquête fût ouverte.

  15.  Lors de l’hospitalisation de son fils, Esma Berktay fut entendue par le procureur ; elle lui déclara que la police avait attenté à la vie de son fils en le poussant par le balcon. Le procureur lui posa des questions sur la maladie de son fils cadet, Taylan, ne se montra pas intéressé par son exposé sur l’incident et établit un procès-verbal mentionnant en grande partie l’état de santé de Taylan. Elle signa le procès-verbal contre son gré, suite aux pressions du procureur qui la menaçait de l’arrêter.

  16.  Quelque temps après l’incident, la famille Berktay quitta Diyarbakir pour vivre à Antalya. En septembre 1994, le premier requérant fut convoqué à la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Antalya et y fit une déposition sur l’incident concernant Devrim. En décembre 1994, la police recueillit à nouveau sa déposition, laquelle fit état de ce qu’il n’avait pas introduit de plein gré une requête devant les institutions de Strasbourg. Il dut signer la déposition sous la contrainte.

  17.  Suite à la communication de la requête à l’Etat défendeur, une procédure pénale fut entamée à l’encontre des six policiers présents lors de la perquisition effectuée au domicile des requérants, pour négligence dans l’accomplissement de leurs fonctions. Les requérants ne furent pas informés du déroulement de la procédure.

  18.  En avril 1997, le deuxième requérant fut arrêté et accusé de participer à des activités terroristes. Lors de sa détention de vingt-deux jours, il signa, par peur de représailles, une déposition faisant état de ce qu’il ne se rappelait pas de l’incident concernant sa chute du balcon.

 

B.  Les observations du Gouvernement relatives aux faits

  19.  Au vu des soupçons assez sérieux portant sur les activités terroristes du deuxième requérant, en compagnie de deux de ses camarades, S.A. et S.Y., la police arrêta celui-ci le 3 février 1993 et effectua une perquisition à son domicile avec le consentement du premier requérant.

  20.  L’approche coopérative de Devrim Berktay permit aux policiers de lui retirer les menottes et, pendant que ces derniers continuaient à chercher des publications prohibées, il se précipita vers le balcon et se jeta dans le vide.

  21.  Les policiers emmenèrent Devrim Berktay à l’hôpital pour les soins nécessaires avec le véhicule de l’équipe.

  22.  Suite à la déposition de Devrim Berktay recueillie à Antalya le 23 septembre 1994, dans laquelle il accusait les policiers de négligence dans l’accomplissement de leurs fonctions, les autorités judiciaires entamèrent une procédure pénale. Par un jugement du 17 juillet 1996, le tribunal correctionnel de Diyarbakir acquitta les prévenus.

 

C.  Les éléments de preuve devant la Cour

1.  Les éléments de preuve écrits

Procès-verbal de l’arrestation du 3 février 1993

  23.  Le procès-verbal de l’arrestation établi à 17 heures par quatre policiers fit état de ce que, suite à un appel téléphonique dénonçant des réunions tenues périodiquement dans un atelier par des sympathisants du PKK, Devrim Berktay ainsi que deux autres personnes y furent appréhendés et qu’après un contrôle d’identité ils furent emmenés à la direction de la sûreté. Le procès-verbal fut signé par Devrim Berktay et les deux coaccusés.

Procès-verbal de perquisition et d’incident du 3 février 1993

  24.  Le procès-verbal établi par huit policiers mentionna notamment :

 « Devrim Berktay, appréhendé pour propagande séparatiste et activités au sein du PKK, avait indiqué qu’il avait caché chez lui des documents prohibés et avait été emmené à son domicile. Esma Berktay leur avait ouvert la porte et, en présence d’un voisin, les policiers avaient commencé la perquisition lors de laquelle Hüseyin Berktay était arrivé et avait donné son accord. Prétendant que les documents se trouvaient parmi les journaux entassés sur le balcon du séjour, Devrim en avait ouvert la porte d’accès et s’était jeté du balcon. Les policiers qui contrôlaient les alentours, accompagnés de Hüseyin Berktay, l’avaient emmené à l’hôpital public pour les soins nécessaires ».

  Hüseyin Berktay signa le procès-verbal.

Procès-verbal de constatation du 3 février 1993

  25.  Le procès-verbal dressé par les policiers Mecit Kurnaz, Adem Oguz et Ahmet Eroglu le 3 février 1993 à 19 h 30 fit état de ce qu’ils s’étaient rendus à l’heure en question dans l’appartement perquisitionné où l’incident avait eu lieu, et mentionna les constatations suivantes :

 « (...) le bois et les objets se trouvant sur le balcon étaient mélangés et la porte d’accès ouverte. Le balcon mesure environ trois mètres de large et un mètre de haut, l’épaisseur du mur est de trente centimètres et la partie en métal [de la balustrade] mesure vingt-cinq centimètres. Aucun élément de preuve ni trace n’a été décelé sur le balcon. A l’entrée de l’immeuble, sous les balcons des appartements, des traces de sang ont été constatées, et la distance du sol au balcon du troisième étage était d’environ onze mètres. »

Déposition de Hüseyin Berktay du 3 février 1993 recueillie par les policiers Mecit Kurnaz et Ömer Akin vers 20 heures

  26.  Cette déclaration fut recueillie au commissariat de Yenisehir. L’intéressé déclara que, suite à une communication téléphonique avec sa femme, vers 18 heures, il était rentré chez lui où se trouvaient des policiers et un voisin, Mehmet, habitant dans le même immeuble. Un peu plus tard, les forces de l’ordre y avaient emmené Devrim et, avec son accord, avaient effectué une perquisition dans l’appartement et sur le balcon où se trouvait Devrim. Soudain, celui-ci s’était jeté du balcon et ils l’avaient emmené à l’hôpital public ; son état de santé était bon ; personne ne l’avait poussé dans le vide, il s’était jeté lui-même. Il n’accusait personne, son fils Devrim n’avait pas une quelconque opinion politique, toutefois il lisait les livres qu’il apportait à la maison. Le procès-verbal de déposition fut signé par Hüseyin Berktay.

Procès-verbal établi par la police le 3 février 1993 à 20 heures à l’hôpital public

  27.  D’après ce procès-verbal, au vu de son état comateux, la déposition de Devrim Berktay n’avait pu être recueillie.

Rapport médical du 3 février 1993 établi par le médecin du service des urgences de l’hôpital public

  28.  Faisant suite à la demande du commissariat de police de Çarsi, le médecin de garde aux urgences examina Devrim et mentionna dans son rapport que son état général était mauvais, que ses fonctions vitales n’étaient pas normales, qu’il était inconscient et que sa vie était en danger. Il conclut que le rapport définitif serait délivré par le médecin spécialiste.

Le procès-verbal de la mise en liberté établi par la police le 5 février 1993 concernant les deux autres prévenus arrêtés avec Devrim Berktay

  29.  Le procès-verbal fait état de ce que S.A. et S.Y., arrêtés et placés en garde à vue pour propagande du PKK, avaient été mis en liberté suite à leur interrogatoire.

Déposition de Hüseyin Berktay recueillie par le procureur de la République de Diyarbakir le 5 février 1993

  30.  Dans sa déposition, l’intéressé déclara que quatre ou cinq policiers avaient emmené son fils à la maison pendant que les autres effectuaient une perquisition. Faisant suite à leur demande, ils étaient passés dans le petit salon, il avait dit à son fils de donner aux agents de police ce qu’il avait caché. Il avait entendu son fils crier « papa, maman » et d’autres cris comme « il est tombé, il a sauté ». Il avait trouvé son fils gisant au sol et l’avait emmené à l’hôpital avec les forces de la sûreté. Il n’avait pas vu que son fils cachait quelque chose ; celui-ci n’avait pas de liaison avec une organisation et était un enfant introverti. Il ne pouvait pas comprendre comment, en présence de cinq–six policiers, Devrim avait pu tomber et se jeter du balcon et il était étonné que ceux-ci n’eussent pas pu l’en empêcher. L’intéressé demanda au procureur d’enquêter et d’éclaircir l’incident.

Déclaration de Mehmet Findikli du 5 février 1993 recueillie par le procureur de la République

  31.  L’intéressé déclara qu’il avait montré l’appartement de Hüseyin Berktay aux policiers et que ceux-ci, avec l’accord d’Esma Berktay, avaient commencé à procéder à une perquisition. Les policiers avaient accepté qu’il restât avec eux lors de cette perquisition. Il était retourné chez lui après l’arrivée de Hüseyin Berktay. Plus tard, il avait entendu des bruits provenant des escaliers. Les policiers et les voisins lui avaient dit que le fils de Hüseyin s’était jeté du balcon. L’intéressé affirma qu’il n’était pas témoin de l’incident et qu’il avait déjà déposé devant la police.

Dépositions faites le 24 février 1993 auprès du parquet par les policiers Yilmaz Dinçer, Yusuf Ziya Evran, Ali Ihsan Yildirim et Hilmi Kot

  32.  Yilmaz Dinçer déclara qu’il était le conducteur du véhicule de l’équipe qui avait effectué une perquisition dans l’appartement de Devrim. Il était resté dans le véhicule lorsque les autres policiers étaient montés dans l’appartement. Il avait vu Devrim se jeter du balcon et tomber sur le sol. Il l’avait transporté à l’hôpital en compagnie de sa mère, son père et d’autres collègues.

  33.  Yusuf Ziya Evran déclara que la police avait arrêté Devrim Berktay dans le cadre d’une enquête. Celui-ci leur avait indiqué qu’il avait caché un document dans un livre ; ils l’avaient ainsi emmené chez lui et perquisitionné son domicile en présence de sa mère et de son père qui se tenaient devant la porte du salon. Ils n’avaient trouvé aucune pièce à conviction. Devrim avait voulu sortir sur le balcon pour chercher parmi les livres qui s’y trouvaient. Ils avaient retiré les menottes. Il s’était précipité à l’extérieur et s’était jeté du balcon. Les policiers étaient dans le salon, Devrim s’était élancé subitement et aucun des policiers n’était présent à ses côtés. Il ne les avait pas attendus pour sortir sur le balcon, c’était trop vite. Suite à l’incident, ils l’avaient emmené à l’hôpital. Sa mère et son père étaient au seuil du salon et avaient vu que leur fils s’était jeté du balcon.

  34.  Ali Ihsan Yildirim déclara qu’il était dans l’équipe qui avait perquisitionné au domicile de Devrim. Lors de la perquisition, celui-ci avait été emmené dans l’appartement. Il leur avait dit que le document se trouvait dans un livre, sur le balcon. Ils avaient pris un lampadaire et étaient en train de sortir sur le balcon lorsque Devrim s’était élancé vers la porte et s’était jeté dans le vide. Son père et sa mère se trouvaient au seuil du balcon et avaient crié « notre fils est tombé ! ». La surface entre la balustrade du balcon et la porte du salon faisait environ un mètre carré. Tous les policiers se trouvaient dans le salon.

  Suite à l’incident, ils étaient descendus voir Devrim et l’avaient emmené à l’hôpital.

  35.  Hilmi Kot déclara qu’il était dans l’équipe qui perquisitionnait au domicile de Devrim. Une autre équipé avait emmené celui-ci, arrêté dans le cadre d’une enquête, dans l’appartement ; son père et sa mère y étaient présents. Lorsqu’ils contrôlaient les livres rangés sous le meuble de la télévision, Devrim, en indiquant que le document incriminé se trouverait sur le balcon, se serait jeté par la porte ouverte. Son père et sa mère avaient vu l’incident. Comme il perquisitionnait à l’intérieur de l’appartement, il ne s’était pas rendu compte de l’incident ; aucun des policiers n’était sorti sur le balcon avec Devrim. Le balcon était très petit et la distance entre la balustrade et la porte du salon était d’environ un mètre. Il ne leur était pas possible de s’y précipiter et de retenir Devrim. 

Dépositions faites le 26 février 1993 auprès du parquet par les policiers Hasan Sakaryali, Sami Ates, Ekrem Özer et Recep Isgüzar

  36.  Hasan Sakaryali déclara que son équipe avait arrêté Devrim Berktay et qu’une autre équipe de policiers était allée effectuer une perquisition à son domicile. Ils avaient emmené le prévenu chez lui et avaient participé à la perquisition. Devrim avait cherché dans un ou deux livres, mais n’avait rien trouvé ; son père et sa mère se tenaient à côté de la porte du salon, les policiers étaient dans le salon et continuaient la perquisition. Lorsqu’il avait tourné la tête, il avait vu Devrim sortir en vitesse par la porte ouverte du balcon et se jeter dans le vide. Il avait prévenu le policier qui attendait devant l’immeuble. Ils étaient tous descendus à côté de Devrim et l’avaient envoyé à l’hôpital avec son père. Le salon où ils se trouvaient était petit comme une chambre ; la distance entre la porte du balcon et la balustrade était d’environ un mètre et il leur était impossible de courir derrière lui et de l’attraper. Aucun des policiers n’était avec Devrim sur le balcon ; ils perquisitionnaient au salon. Il n’avait pas compris le motif de ce geste étant donné que Devrim n’avait pas commis un grand délit. Il était possible qu’il envisageât de s’évader ; il avait peut-être craint son père.

  37.  Sami Ates déclara que l’équipe de policiers qui était allée perquisitionner au domicile de Devrim pour chercher un document à conviction, que ce dernier avait prétendument caché chez lui, les avait informés qu’ils n’avaient pas pu le trouver. Son équipe avait emmené Devrim à son domicile. Sa mère, son père, son frère et les policiers se trouvaient au salon. Ils lui avaient enlevé les menottes afin qu’il pût bien contrôler les livres. Devrim avait même demandé à son père, en lui désignant un livre, s’il y avait pris un document et leur avait proposé de le chercher dans les revues se trouvant sur le balcon. Alors qu’il se tenait devant la porte du salon avec la mère et le père de Devrim, il avait vu Devrim s’élancer en courant par la porte ouverte du balcon et se jeter dans le vide. Lors de sa chute aucun des policiers n’était présent à ses côtés. Ils étaient au salon, l’incident les avait figés sur place. L’attitude de Devrim n’avait pas éveillé leurs soupçons ; il était très calme. La distance entre la porte du salon et la balustrade étant environ d’un mètre, ils n’avaient pas eu la possibilité de l’attraper. Suite à l’incident, ils étaient tous descendus dans la rue ; l’intéressé, un autre policier et le père de Devrim avaient emmené celui-ci à l’hôpital dans le véhicule de la police.

  38.  Ekrem Özer déclara que Devrim était arrêté dans le cadre d’une enquête. L’équipe de policiers qui perquisitionnait à son domicile leur avait demandé d’y emmener le prévenu. L’intéressé était resté dans le véhicule ; le chef de l’équipe et deux autres policiers étaient montés dans l’appartement. Une demi-heure plus tard, lorsqu’il était sorti de la voiture suite à une annonce de ses collègues, il avait vu Devrim se jeter du balcon ; il n’avait pas vu de policiers près de celui-ci. Sa mère et son père étaient venus près de Devrim ; en présence d’un policier et de son père, l’intéressé l’avait emmené à l’hôpital public.

  39.  Recep Isgüzar déclara qu’ils avaient arrêté Devrim Berktay. Une autre équipe de policiers perquisitionnait à son domicile. Devrim leur avait indiqué que certains documents se trouvaient chez lui et, en conséquence, ils l’avaient emmené dans son appartement. En vue de faciliter ses mouvements dans ses recherches, ils lui avaient retiré les menottes. Ils avaient cherché, avec Devrim, dans une armoire servant de bibliothèque mais n’avaient rien trouvé. Celui-ci aurait demandé à un policier de regarder éventuellement sur le balcon. Avant qu’ils aient eu le temps d’aller sur le balcon, il s’était subitement élancé et jeté dans le vide. Sa mère et son père se tenaient à la porte du salon ; eux aussi avaient vu ce qui s’y était passé. Aucun des policiers n’avait eu le temps de sortir sur le balcon avec Devrim. Ils étaient descendus à côté de lui et l’avaient envoyé à l’hôpital.

Déposition d’Esma Berktay recueillie le 29 mars 1993 par le procureur de la République et signée par elle

  40.  Esma Berktay déclara comme suit :

 « Le jour de l’incident les policiers étaient venus perquisitionner à notre domicile. Ils avaient dit que mon fils était en garde à vue car, n’ayant pas sa carte d’identité sur lui, il avait été arrêté. Environ une demi-heure après, j’ai téléphoné à mon mari et il est venu. En l’absence de mon mari, notre voisin, Mehmet Findikli, était aussi avec les policiers. Plus tard, cinq ou six policiers ont emmené mon fils. Nous sommes restés dans le petit salon. Ils ont perquisitionné au salon et sur le balcon. Nous étions dans le vestibule ; mon mari aussi était avec moi. La porte qui séparait le salon du vestibule était fermée. Trois des policiers sont allés sur le balcon avec mon fils ; après, ils ont couru vers nous en disant que mon fils s’était jeté du balcon et ensemble nous sommes descendus à côté de lui. Je ne sais pas si mon fils s’est jeté ou non du balcon. Il a été hospitalisé plus d’un mois au service de chirurgie cérébrale du centre hospitalier universitaire. Actuellement il est retourné à la maison. Il n’a pas retrouvé totalement ses fonctions motrices et a des difficultés à s’exprimer verbalement. Nous avons emmené mon fils à l’hôpital en taxi. Suite à l’incident j’ai bu par inadvertance de l’eau de Javel et j’ai été empoisonnée. Mon autre fils a une maladie hormonale. »

Formulaire de sortie du centre hospitalier universitaire daté du 5 mars 1993

  41.  Ce formulaire indique que le patient est sorti de l’hôpital public de Diyarbakir quatre heures après l’incident. Les diagnostics établis étaient : une fracture frontale, un hématome sur le front, une fracture de l’humérus. Les médecins indiquèrent que le patient avait été transféré à la clinique d’orthopédie au quatorzième jour de son hospitalisation et qu’à partir de cette date il avait pu se nourrir par voie orale et recouvrer, avec aide, sa mobilité. Ils mentionnèrent en outre qu’il était resté trente-deux jours à l’hôpital.

Documents relatifs à l’enquête menée par l’enquêteur Yalçin Yuvacan

  42.  L’enquêteur désigné par le conseil d’inspection de la direction générale de la sûreté entendit comme témoins, les 14 et 31 août 1993, 13 novembre 1993, 16 et 20 décembre 1993, les policiers Hilmi Kot, Ali Ihsan Yildirim, Yusuf Ziya Evran, Yilmaz Dinçer, Sami Ates et Hasan Sakaryali ainsi que Mehmet Findikli, le voisin de palier des requérants. Les dépositions furent consignées comme suit :

 (a)  Hilmi Kot : « J’ai déjà déposé devant le procureur et un procès-verbal d’incident a été établi. Devrim se serait jeté du balcon lorsque je participais à la perquisition. Nous étions dix–onze personnes dans le salon. Sa mère, son père et son frère se tenaient près de la porte. Devrim avait une carrure athlétique et il lui avait été facile de se glisser entre tant de gens et de se jeter dans le vide. Nous l’avons emmené à l’hôpital. Il n’y a eu aucune négligence de notre part, nous avions pris les mesures nécessaires à l’entrée de l’immeuble et la porte du salon. Lorsque j’ai entendu des voix suite à l’incident, j’ai regardé et remarqué que la porte donnant sur le balcon était ouverte. J’ai signé la déposition recueillie par le procureur sans la lire. J’ai une certaine expérience dans les perquisitions et si la porte avait été ouverte avant l’incident, je l’aurais remarqué. »

 (b)  Ali Ihsan Yildirim : « Suite à une dénonciation, nous avons placé en garde à vue trois jeunes hommes appréhendés dans un atelier. Lors de l’interrogatoire préliminaire, l’un d’entre eux, Devrim Berktay, a indiqué qu’il avait des liens avec le PKK et que des documents se trouvaient chez lui. Nous avons effectué une perquisition à son domicile ; n’y ayant rien trouvé, nous avons informé la sûreté et les policiers ont emmené Devrim pour qu’il leur montre les documents. Celui-ci a feuilleté les pages de quelques livres, demandé à sa mère si un document quelconque avait été pris de là tout en continuant à chercher ; puis il a dit qu’il pourrait être sur le balcon et soudain, avec des mouvements agiles et brusques, il a ouvert la porte du balcon et s’est jeté dans le vide. Nous l’avons de suite emmené à l’hôpital. Il n’y avait pas de motif justifiant son évasion ; nous n’avions pas trouvé d’élément à conviction sur l’objet de la dénonciation ; s’il n’avait pas mentionné l’éventualité d’un document nous n’aurions pas effectué une perquisition à son domicile et il aurait été relâché comme ses amis. Je pense qu’il avait une maladie psychique ; d’ailleurs, ceci était plus flagrant chez son frère. Il n’y a aucune négligence de notre part ; les mesures avaient été prises aux entrées de l’immeuble et de l’appartement et, dans le salon, nous étions six–sept. »

 (c)  Yusuf Ziya Evran : « Le 3 février 1993, vers 15 h 20, suite à un appel téléphonique dénonciateur, nous sommes allés à l’atelier concerné et avons placé en garde à vue trois personnes, pour propagande du PKK. Lors de l’interrogatoire préliminaire, Devrim nous a indiqué qu’il détenait chez lui des documents de l’organisation. Avec mon équipe nous nous sommes rendus à son domicile afin d’effectuer une perquisition ; nous n’y avons trouvé aucune pièce à conviction. Une autre équipe a emmené Devrim, qui leur aurait déclaré avoir des documents chez lui ; et il a participé à la perquisition. Soudain, en leur disant « les documents se trouvaient peut-être sur le balcon », d’un mouvement brusque, il s’est jeté dans le vide. La pièce où nous nous trouvions avait une surface de dix–douze mètres carrés et était sombre. En tenant compte des meubles et de la présence de six–sept personnes dans les lieux, se jeter dans le vide en nous évitant tous demandait une dextérité particulière. Notre fonction consistait à contrôler la véracité des faits dénoncés et Devrim, ayant convaincu les policiers pendant sa garde à vue qu’il détenait des documents chez lui, y avait été emmené pour leur montrer ceux-ci. Ses deux amis avaient été relâchés après interrogatoire. »

 (d)  Yilmaz Dinçer : « J’étais conducteur du véhicule de la police et j’étais resté à côté du véhicule pour contrôler les environs. J’ai vu tout à fait par hasard la chute de Devrim ; il s’est jeté d’un mouvement agile comme s’il sautait par le mur d’un jardin. Il est resté immobile et a été emmené à l’hôpital. »

 (e)  Sami Ates : « Le jour de l’incident une équipe de policiers perquisitionnait au domicile de Devrim. Celui-ci avait indiqué qu’il détenait chez lui des documents assez importants. Mon équipe a emmené Devrim chez lui. Sa mère, son père et son frère s’y trouvaient également. Lorsque Devrim cherchait le document dans les livres, nos deux équipes se trouvaient dans l’appartement. Armé d’une kalachnikov, je tenais la porte d’entrée, le père, la mère et le frère de Devrim étaient à côté de moi et j’essayais de les calmer et de les réconforter. Après un certain temps, j’ai entendu mes collègues dire de l’intérieur de la pièce : « il a sauté subitement, il s’est jeté par le balcon » ; je suis descendu près de lui, avec l’aide des deux conducteurs de nos véhicules et en compagnie de son père, nous avons emmené Devrim à l’hôpital public ainsi qu’à une clinique privée pour les radiographies et soins nécessaires. La perquisition s’était déroulée en présence de sa famille et aucun des policiers n’a infligé de mauvais traitements à l’intéressé. Il a dû inconsciemment avoir peur ».

 (f)  Hasan Sakaryali : « Devrim Berktay, appréhendé pour appartenance au PKK, avait indiqué lors de son interrogatoire qu’il détenait certains documents relatifs à l’organisation. Ainsi, nous nous sommes rendus à son domicile, entre 21 et 22 heures. Il était menotté et entouré du commissaire adjoint Yusuf et de cinq–six policiers. Alors que nous étions en train de perquisitionner dans l’appartement, nous avons entendu une voix provenant du balcon et, avec les autres collègues, nous y sommes allés. Notre collègue Yusuf était sur le balcon et, en regardant d’en haut, nous avons aperçu Devrim gisant au sol. Je suis descendu avec Yusuf et nous l’avons envoyé à l’hôpital. J’ai demandé à Yusuf ce qui s’était passé. Il m’a expliqué que Devrim leur avait indiqué que des documents se trouvaient sur le balcon ; ils étaient sortis ensemble sur le balcon ; d’un geste brusque, Devrim s’était jeté dans le vide et il n’avait pas pu l’en empêcher. Lors de l’incident, j’effectuais la perquisition avec les autres collègues. Lorsque Devrim avait été emmené, il avait des menottes ; je n’ai pas remarqué s’il les avait encore quand il s’est jeté par-dessus la balustrade. Je n’ai pas remarqué non plus qu’il était sur le balcon avec Yusuf, celui-ci ne m’avait rien dit. »

 (g)  Mehmet Findikli : « Le 3 février 1993, vers 19 heures, alors que j’étais en train de réparer ma porte, trois policiers m’ont demandé de leur indiquer l’appartement n° 11. J’ai accompagné les policiers à l’appartement et Esma Berktay a accepté qu’ils entrent pour effectuer une perquisition. Les policiers ont commencé à perquisitionner et après un certain temps Hüseyin Berktay est arrivé et j’ai quitté les lieux. Nous étions à table quand j’ai entendu des bruits. J’ai ouvert la porte ; les voisins et les policiers qui descendaient par les escaliers m’ont dit que Devrim s’était jeté de l’appartement. Je dirais que les agissements des policiers étaient dans le cadre de leurs fonctions. »

Documents relatifs à l’enquête menée par l’enquêteur Recep Hangül

  43.  Par une décision du 4 août 1994, le conseil administratif de Diyarbakir renvoya le dossier devant l’enquêteur pour qu’il recueillît les dépositions des plaignants. L’enquêteur entendit Hüseyin, Devrim et Esma Berktay et joignit un rapport médical à son dossier. Le rapport établi le 23 septembre 1994 par un neurologue et un orthopédiste du centre hospitalier universitaire de Diyarbakir mentionna que l’examen de Devrim au service de chirurgie cérébrale confirmait les constatations du formulaire de sortie du centre hospitalier universitaire daté du 5 mars 1993. Les médecins conclurent que les séquelles constatées avaient mis en danger la vie du patient et provoqué un arrêt de travail de quarante-cinq jours. Les dépositions furent consignées comme suit :

 (a)  Hüseyin Berktay : « Le jour de l’incident, ma femme Esma m’a appelé à mon travail pour m’informer que Devrim avait été placé en garde à vue au motif qu’il n’avait pas sa carte d’identité sur lui et que la police voulait effectuer une perquisition à notre domicile. Je me suis rendu de suite chez moi ; trois policiers s’y trouvaient et sans me préciser les motifs m’ont dit qu’ils allaient perquisitionner ; j’ai donné mon accord sans leur causer de difficulté, en leur proposant même de les aider. Ils n’ont trouvé aucun élément à conviction. Une autre équipe a emmené Devrim. Lorsque les policiers nous ont demandé de sortir de la pièce, j’ai dit à mon fils de leur donner ce qu’il détenait, quel que ce soit, et d’être coopératif avec eux. Il m’a répondu qu’il n’y avait rien. Entre-temps, la première équipe avait déjà fini sa perquisition. Nous nous trouvions à l’entrée et mon fils était au salon avec les policiers en tenue civile. La porte était fermée. Nous avons entendu un bruit venant de l’intérieur [du salon] ; ils ont ouvert la porte et nous ont annoncé que Devrim s’était jeté du balcon. Nous avons couru près de lui, il était inconscient. Nous l’avons emmené en voiture à l’hôpital. Sans me permettre de m’occuper de mon fils, ils m’ont emmené à la direction de la sûreté pour recueillir ma déposition ; j’y ai fait la même déclaration. Lorsque je suis retourné à l’hôpital, les policiers m’ont fait signer un autre procès-verbal écrit à la main. Ayant refusé les mentions y figurant relatives au PKK, je ne voulais pas signer ledit procès-verbal. Toutefois, sous la pression, j’ai dû y apposer ma signature. Devrim est resté dans le coma, inconscient, environ trente-cinq jours. Depuis sa sortie de l’hôpital, il est toujours en traitement. Je répète encore qu’il avait été arrêté au motif qu’il n’avait pas sa carte d’identité sur lui, laquelle avait été abîmée suite à un lavage à la machine. Malgré le fait que nous n’avions aucun lien avec le PKK, la perquisition a provoqué la chute de mon fils du quatrième étage et causé sa blessure et peut-être son invalidité. Je ne veux pas accuser qui que ce soit. Je ne sais pas comment il est tombé du balcon. Devrim avait eu, suite à l’incident, une attaque d’apoplexie et ne se souvient pas bien de ce qui s’est passé. A supposer même qu’il se soit jeté du balcon comme le soutiennent les policiers, il leur incombait de protéger un prévenu qui était dans leurs mains afin de trouver des éléments de preuve ; ceci constitue une négligence dans leurs fonctions. L’argument qu’il se serait jeté du balcon alors qu’il était entouré de trois–quatre policiers n’est pas convaincant pour nous. Cet incident m’a marqué matériellement et moralement ; ils nous ont injustement créé une image d’appartenance au PKK. Je porte plainte contre tous les policiers de la direction de la sûreté responsables de l’incident et dont les noms figurent dans le dossier d’enquête ».

 (b)  Devrim Berktay : « Le 3 février 1993, les policiers en tenue civile ont fait une descente à l’atelier où j’étais avec des amis et ont fait un contrôle d’identité. Je n’avais pas ma carte d’identité sur moi, car celle-ci avait été abîmée suite au lavage avec mon linge. Les policiers nous ont emmenés à la direction de la sûreté où ils nous ont interrogés en nous demandant si nous avions un lien avec le PKK. J’ai répondu négativement et contesté leurs accusations. Ils ont toutefois insisté sur les mêmes questions et nous ont battus. Plus tard, dans la soirée, une équipe de plusieurs policiers m’a emmené chez moi. Mon père et ma mère s’y trouvaient et un groupe de policiers avait déjà perquisitionné dans l’appartement sans rien trouver. Les policiers m’ont demandé avec insistance où se trouvaient les documents concernant le PKK et j’ai réitéré que je n’appartenais aucunement à cette organisation et que je ne détenais pas de tels documents ; mais ils ne me croyaient pas. A un moment ils ont demandé à mes parents de ne pas rester à mes côtés et je me souviens être resté seul avec les policiers dans la pièce. Je ne me souviens absolument de rien de ce qui s’est passé après ; je ne me souviens pas comment je suis tombé du balcon, ni de mon transport à l’hôpital. Je n’arrive à me souvenir que de ma garde à vue et de mon transfert à mon domicile. Je suis toujours sous traitement. Je ne peux pas nommer les policiers qui m’ont battu lors de mon interrogatoire dans les locaux de la sûreté de Diyarbakir ; toutefois, je demande que les policiers qui ont causé mes blessures soient punis. »

 (c)  Esma Berktay : « Le 3 février 1993, dans la soirée, trois personnes en tenue civile sont venues à notre domicile et m’ont indiqué qu’elles avaient arrêté notre fils Devrim sans pièce d’identité et qu’elles voulaient effectuer une perquisition. Lorsque j’ai compris qu’il s’agissait de policiers, je leur ai donné mon accord et ai téléphoné à mon mari puis il est arrivé. Les policiers n’ont pas trouvé de pièce à conviction et une autre équipe a emmené Devrim. Ils demandaient sans cesse à mon fils où se trouvaient les documents concernant le PKK. Mon mari, tout en leur disant que nous ne détenions rien, leur a proposé son aide ; ensuite ils nous ont fait sortir de la pièce et Devrim est resté seul avec les policiers. Nous étions à l’entrée quand nous avons entendu un cri venant de l’intérieur et un policier a ouvert la porte pour nous dire que notre fils s’était jeté du balcon. Nous sommes descendus près de lui, il gisait inconscient et mon mari l’a emmené à l’hôpital. Je suis resté dans l’appartement. Comme la porte du salon était fermée, je n’ai pas vu comment il était tombé et lui non plus ne s’en souvient pas. Je ne peux pas savoir s’il s’est jeté du balcon ou si ce sont les policiers qui l’ont poussé. Toutefois, il incombait aux policiers qui l’ont emmené dans l’appartement de le protéger et ils ont causé du tort à mon fils ; je demande qu’ils soient punis. Mon fils suit toujours un traitement à notre charge. »

Courrier envoyé par la direction de la sûreté de Tunceli à la direction générale de la sûreté et à la direction de la sûreté de Diyarbakir

  44.  Le 22 novembre 1994, le directeur de la sûreté de Tunceli informa les directions susmentionnées de ce qu’il ressortait de l’examen des registres d’actes de naissance de Devrim Berktay que celui-ci avait participé à un concert de musique d’un groupe embrassant les idées de l’organisation Dev-Sol (voie révolutionnaire) et avait été arrêté le 16 juillet 1994 par la police à Antalya pour avoir lancé des slogans lors de ce concert. La lettre mentionna en outre que Devrim Berktay avait été mis en liberté à l’issue de l’enquête.

Déposition de Hüseyin Berktay recueillie à la direction de la sûreté d’Antalya le 9 décembre 1994

  45.  Dans sa déposition faite devant deux policiers, Hüseyin Berktay réitéra ses déclarations antérieures concernant l’incident. Quant aux faits postérieurs à l’incident, il déclara ce qui suit :

 « (...) Mon fils Devrim a été hospitalisé durant trente-cinq jours et a suivi le traitement nécessaire. Après sa sortie de l’hôpital, nous n’avons fait aucun recours auprès d’un quelconque centre médical, ni de l’Etat ni privé, pour des symptômes psychologiques. Il n’y avait pas de besoin. J’ai déposé devant le procureur et à la direction de la sûreté ; j’ai envoyé une lettre à un député de Tunceli par laquelle j’ai exposé l’incident et requis son aide, mais je n’ai pas reçu de réponse jusqu’à maintenant. Je voudrais faire examiner mon procès selon la législation turque et dans les frontières de la Turquie. Selon moi, c’est aux tribunaux turcs qu’incombent l’investigation et la décision d’un différend concernant un incident qui s’est déroulé en Turquie. Je n’ai pas introduit de requête devant la Commission européenne des Droits de l’Homme ni devant aucune autre organisation internationale. Lorsque mon fils était à l’hôpital, des représentants de la Commission, qui s’y trouvaient par simple hasard, sont venus nous voir et, sous le choc de l’incident et la souffrance d’un père, je ne saurais dire si on m’a fait signer un document. Je n’ai fait aucune demande auprès d’une quelconque organisation ou administration internationale. Je crois de tout mon coeur que ce qui se passe dans notre pays se résoudra par nous-mêmes. »

Dépositions des policiers Yusuf Ziya Evran, Ali Ihsan Yildirim et Yilmaz Dinçer recueillies par le tribunal correctionnel de Diyarbakir

  46.  Les policiers Yusuf Ziya Evran et Ali Ihsan Yildirim, lors de l’audience du 12 septembre 1995, déclarèrent comme suit :

 Yusuf Ziya Evran : « Avant l’incident, nous avions appris que le plaignant faisait de la propagande politique et nous nous sommes rendus dans le[dit] magasin. Nous l’avons arrêté et emmené dans les locaux de la direction de la sûreté, section de la lutte contre le terrorisme. Le plaignant ayant indiqué lors de l’interrogatoire qu’il détenait des documents à caractère politique à son domicile, nous nous sommes rendus chez lui et, avec mon équipe, avons perquisitionné son appartement en présence de sa mère et d’un voisin. Nous n’avons trouvé aucune pièce à conviction et avons quitté les lieux. Au cours de son interrogatoire, le plaignant aurait dit aux policiers qu’il pouvait montrer lesdits documents et une autre équipe se serait rendue à son domicile en sa compagnie. Au cours de la perquisition, il aurait eu des agissements déséquilibrés et aurait sauté du balcon (...) de toute façon, je n’étais pas dans l’équipe qui a emmené le plaignant à son domicile, mon nom aurait été donné vu le fait que j’étais en fonction le jour de l’incident. »

 L’accusé rectifia sa déposition comme suit : « Quand j’ai dit que je n’étais pas au domicile du requérant, j’ai fait une fausse déclaration ; j’étais dans le séjour avec mon équipe lorsque l’autre équipe a emmené le plaignant et que, lors de la perquisition, celui-ci est tombé du balcon. »

 Ali Ihsan Yildirim : « Le jour de l’incident, dans le cadre d’une enquête, nous avons placé le plaignant en garde à vue. Avec mon équipe nous avons effectué une perquisition à son domicile lors de laquelle une autre équipe est arrivée en compagnie du plaignant qui leur aurait indiqué la présence d’un document « politique » caché dans un livre. Nous étions sur le point de partir quand le plaignant a ouvert la porte donnant sur le balcon et a sauté, d’ailleurs sa mère et son père se trouvaient au seuil du balcon et ont crié « notre fils est tombé ! ». La distance entre le mur du balcon et la porte du séjour était d’environ un mètre. Lorsque le plaignant a sauté du balcon, aucun policier ne se trouvait à côté de lui, nous étions ensemble avec ses parents en train de perquisitionner dans le séjour. Il avait dit que lesdits documents pouvaient se trouver sur le balcon ; nous avions pris une lampe torche lorsque soudain Devrim a ouvert la porte donnant sur le balcon et a sauté. Nous sommes descendus et avons emmené le plaignant à l’hôpital. »

  47.  Yilmaz Dinçer, lors de l’audience du 4 octobre 1995, déclara comme suit :

 « Avant l’incident, suite à une dénonciation, nous avons arrêté Devrim Berktay pour appartenance à l’organisation terroriste et l’avons emmené dans les locaux de la direction de la sûreté. J’étais le chauffeur de l’équipe composée de Yusuf Ziya Evran, Himi Kot et Ali Ihsan. Au cours de l’interrogatoire, il aurait dit que des documents appartenant à l’organisation se trouvaient à son domicile. J’ai conduit mon équipe pour une perquisition au domicile du prévenu. Je suis resté en bas pour surveiller les environs alors que les autres membres de l’équipe sont montés à l’appartement. J’ai entendu par le talkie-walkie qu’aucune pièce à conviction n’avait été trouvée et qu’une autre équipe accompagnée du prévenu allait venir. Pendant que les deux équipes perquisitionnaient, je contrôlais l’appartement ; j’ai vu à un moment le plaignant sur le balcon, il avait mis ses mains sur le balcon [balustrade], l’avait tenu et, en s’y appuyant, s’était jeté dans le vide, personne ne l’a poussé et il n’y avait personne avec lui sur le balcon. J’ai entendu l’annonce qu’il s’était jeté du balcon par talkie-walkie, puis, les deux équipes, nous l’avons emmené à l’hôpital. »

Déposition de Hilmi Kot, recueillie en commission rogatoire devant le tribunal correctionnel de Manisa

  48.  Hilmi Kot déclara ce qui suit :

 « L’incident est survenu au cours d’une perquisition. Nous avions fait une descente à l’endroit où se trouvait la personne placée en garde à vue [Devrim Berktay]. Un chef dirigeait l’opération. Il avait été dit que cette personne détenait une arme. A un moment il [Devrim] avait dit que les armes se trouvaient sur le balcon et on est allé sur le balcon. Je ne sais pas comment cela s’est passé, s’étant débarrassé de ses menottes, il s’est jeté du balcon. [Lors de l’incident] j’étais en train de perquisitionner à l’intérieur [de l’appartement]. »

Jugement du tribunal correctionnel du 25 juillet 1996

  49.  Le tribunal correctionnel de Diyarbakir acquitta les policiers responsables de la garde à vue du second requérant, par les motifs suivants :

 « A l’époque des faits, dans le cadre d’une enquête, les prévenus ont placé Devrim Berktay en garde à vue et, en vue d’effectuer une perquisition, [ils] se sont rendus à son domicile, où il vivait avec ses parents. Au cours de la perquisition, la victime s’est subitement échappée des mains des fonctionnaires, a sauté du balcon, et s’est blessée. Il n’y a pas de lien de causalité établie entre le comportement des prévenus et la blessure de la victime ; et, constatant que les conditions légales du chef d’accusation de négligence dans l’accomplissement des fonctions ne sont pas réunies, [le tribunal a conclu] à l’acquittement des prévenus. »

Déposition de Devrim Berktay recueillie le 30 avril 1997 par les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Antalya

  50.  Le procès-verbal fit état de ce que Devrim Berktay, soupçonné d’être impliqué dans les activités du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et du DHKP (Parti révolutionnaire de la libération du peuple) à Diyarbakir et à Antalya, fut arrêté par la police. Il mentionna en outre que l’intéressé avait rejeté les accusations portées à son encontre et qu’à une question concernant sa garde à vue du 3 février 1993 et « sa tentative de suicide » lors de la perquisition de son domicile le même jour il avait répondu « qu’il ne se souvenait pas d’un pareil incident ».

2.  Les dépositions orales

  51.  Les 17, 18 et 19 novembre 1997, trois délégués de la Commission ont recueilli à Ankara les dépositions suivantes.

a)  Devrim Berktay

  52.  Le témoin est le deuxième requérant et avait dix-sept ans lors de l’incident. Il déclara que le 3 février 1993, alors qu’il se trouvait dans le magasin d’un ami en compagnie de trois autres personnes, un policier était venu et leur avait demandé de lui montrer leurs pièces d’identité. Il n’avait pas sa pièce d’identité sur lui. Le même policier le fit sortir et lui donna une gifle. Ils furent emmenés à la section antiterroriste de la direction de la sûreté. Le témoin affirma qu’il avait été placé en garde à vue pendant environ cinq heures et n’avait signé aucune déposition ; il nia sa signature figurant sur le procès-verbal d’arrestation. Lors de l’interrogatoire, il fut accusé d’être membre du PKK et de faire la propagande de cette organisation.

  53.  Plus tard, avec un véhicule de la police, il fut emmené chez lui. Il habitait au quatrième étage d’un immeuble, au premier niveau duquel se trouvait un magasin. Les policiers le tenaient bien fort par les mains. L’appartement avait été perquisitionné et était sens dessus dessous, quatre–cinq policiers s’y trouvaient. Son père était dans la salle de séjour et lui avait dit « montre ce que tu as ». L’un des policiers lui donna un coup de poing lorsqu’il avait répondu « il n’y a rien à montrer ».

  54.  Trois ou quatre policiers l’emmenèrent sur le balcon en le poussant par la porte ouverte. Ils firent sortir ses parents du salon et lui ordonnèrent « montre nous l’endroit », il leur répondit qu’il n’avait rien caché. Il regarda entre les livres et les vieux journaux entassés dans un coin du balcon ; deux des policiers y effectuaient une perquisition. Les policiers lui demandèrent de s’accroupir et il resta dans cette position pendant cinq à dix minutes entouré de deux policiers. Soudain, il se sentit épuisé et ressentit des douleurs aiguës à la tête. Il ne se souvient pas de ce qui s’était passé après. Il resta plus d’un mois à l’hôpital, dont plusieurs jours dans le coma.

  55.  En septembre ou octobre 1994, le témoin et sa famille firent une déposition au bureau des affaires juridiques de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Antalya, concernant l’incident.

  56.  En avril 1997, le témoin fut emmené à la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Antalya. Il fut interrogé et traduit devant le procureur. Il fut placé en détention provisoire pendant vingt-deux jours dans une cellule de la maison d’arrêt d’Antalya. Par peur de représailles il n’avait pas mentionné l’incident du 3 février 1993.

  57.  Une procédure pénale fut entamée à son encontre devant la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir pour appartenance à une organisation illégale ; il fut acquitté en juillet ou août 1997.

  58.  Le témoin indiqua qu’après l’incident il avait terminé le lycée et entamé des études supérieures à la faculté des sciences sociales de l’université d’Anatolie.

b)  Hüseyin Berktay

  59.  Le témoin est le premier requérant, le père de Devrim.

  60.  Il réitéra les faits tels qu’il les avait exposés dans la formule de requête.

  61.  Le témoin affirma que son fils n’avait pas eu de problème avec la police avant son arrestation le 3 février 1993. Lorsqu’il était arrivé chez lui suite à l’appel de sa femme, trois policiers perquisitionnaient dans l’appartement. Sa femme était seule avec les policiers et aucun voisin ne s’y trouvait.

  62.  Vers 19 heures, un des policiers téléphona à la direction de la sûreté et environ vingt minutes plus tard Devrim fut emmené à l’appartement par six ou sept policiers. Deux policiers le tenaient par les bras. Il dit à son fils de montrer à la police le document à infraction, s’il était en sa possession. Suite à la réponse négative de celui-ci, un policier lui donna un coup de poing sur la joue. Le témoin entassa les livres et journaux qui se trouvaient sur le balcon du séjour et en ferma la porte.

  63.  Le témoin décrivit le balcon comme suit : il mesure 2 m à 2,5 m de long et 1,5 m à 2 m de large ; la balustrade se terminait par une partie métallique et le tout arrivait à peu près à la poitrine d’une personne.

  64.  Les policiers ne portaient pas d’uniforme. Ils firent sortir le témoin et sa femme de la salle de séjour et leur ordonnèrent de rester dans l’entrée puis fermèrent la porte derrière eux. Après un court moment, le témoin et sa femme entendirent leur fils crier : « maman ! papa ! ». Le témoin essaya d’entrer dans le séjour, il en fut toutefois empêché par les policiers ; un policier ouvrit la porte en leur annonçant que leur fils avait sauté du balcon.

  65.  Le témoin déclara qu’il était descendu près de son fils qui gisait inconscient au sol et l’avait emmené en taxi à l’hôpital. Il l’avait couché sur ses genoux à l’arrière du taxi. Devrim fut admis aux urgences et examiné par un généraliste. Celui-ci demanda l’aide d’un chirurgien du cerveau et décela une fracture au bras.

  66.  Le témoin affirma qu’un policier était venu lui demander de se rendre à la sûreté pour une déposition, tandis qu’un autre avait fait pression sur lui pour le faire signer une déclaration manuscrite incriminant son fils d’appartenance au PKK en le menaçant qu’à défaut de signature il ne pourrait emmener son fils au centre sanitaire pour une tomographie.

  67.  Le témoin se rendit à la direction de la sûreté accompagné de deux policiers, et signa malgré lui la déposition déjà préparée. Il retourna à l’hôpital et emmena son fils pour une tomographie dans une clinique privée en ambulance de l’hôpital. Devrim fut transféré au centre hospitalier universitaire, en réanimation, et resta dans le coma environ dix-sept jours.

  68.  Le témoin porta plainte auprès du procureur de la République et se rendit à l’Association des Droits de l’Homme de Diyarbakir pour introduire une requête devant la Commission. Il affirma qu’il s’était rendu avec sa femme et son fils à la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Antalya en septembre 1994. Quant à sa déposition en date du 9 décembre 1994, recueillie au département des affaires juridiques de la direction de la sûreté, il n’en avait pas reçu copie.

  69.  Le témoin déclara qu’il avait beaucoup souffert suite à l’incident, moralement et matériellement. Sa famille fut accusée injustement d’appartenance au PKK. Quant aux contradictions dans ses différentes dépositions, notamment ses déclarations sur le fait qu’il n’avait pas introduit de requête devant la Commission, il prétendit qu’il les avaient signées sous la contrainte et par peur de représailles. Aucune demande ne lui fut faite pour retirer sa requête.

  70.  Un mois après l’incident, le témoin et sa femme déposèrent devant le parquet, toutefois ils ne suivirent pas le déroulement de la procédure. Le témoin apprit plus tard que les policiers avaient été acquittés. Il n’avait pas été appelé pour témoigner devant la cour qui les avait jugés.

  71.  Le témoin produisit sa carte d’identité ainsi que celles de ses deux fils sur lesquelles il était annoté qu’elles avaient été refaites le 3 février 1993.

c) Esma Berktay

  72.  Le témoin est la mère de Devrim Berktay.

  73. Dans l’après-midi du 3 février 1993, trois policiers en tenue civile et portant des armes vinrent dans son appartement ; ceux-ci lui indiquèrent que son fils Devrim avait été placé en garde à vue au motif qu’il n’avait pas sur lui ses papiers d’identité et qu’ils allaient effectuer une perquisition dans l’appartement. Son mari, qu’elle avait appelé par téléphone, arriva également. Ils fouillèrent toutes les pièces y compris le balcon. Plus tard, Devrim fut emmené dans l’appartement. Trois des policiers qui avaient participé à la perquisition firent sortir Devrim sur le balcon. Elle et son mari leur rappelèrent qu’ils avaient déjà perquisitionné le balcon et suite à cette remarque, sur demande d’un des policiers, ils furent obligés de rester dans l’entrée.

  74.  Ils entendirent leur fils crier « papa ! maman ! » et furent informés par les policiers qu’il s’était jeté du balcon. Son mari avait emmené Devrim à l’hôpital.

  75.  Le témoin déclara que dans un coin du balcon étaient entassés du bois et des vieux journaux, magazines et livres et qu’une partie de ces objets y étaient restés après la perquisition. Avant l’incident les policiers avaient déjà perquisitionné le balcon et la porte en était ouverte.

  76.  Le témoin affirma qu’elle avait déposé à la direction de la sûreté et devant le parquet. Elle avait lu sa déposition recueillie à la sûreté dans laquelle elle avait accusé les policiers de tentative d’homicide. Elle allégua que le procureur avait fait pression pour qu’elle signât la déposition modifiée par lui, mentionnant notamment la maladie de son autre fils, Taylan.

  77.  Le témoin indiqua qu’avant l’incident, son fils était plein de vie, en bonne santé et sans aucun problème. Selon elle, de nombreuses choses avaient changé depuis : sa façon de s’exprimer, son comportement. Il serait devenu nerveux, moins actif.

d)  Yilmaz Dinçer

  78.  Le témoin est fonctionnaire de police et à l’époque des faits exerçait ses fonctions à la direction de la sûreté de Diyarbakir.

  79.  Le témoin déclara qu’il était dans l’équipe de policiers qui avaient arrêté et emmené Devrim à la direction de la sûreté. Il était l’un des policiers qui avaient signé le procès-verbal d’arrestation. Selon lui, Devrim avait sa carte d’identité sur lui comme cela était indiqué dans ledit procès-verbal. Il n’était pas resté avec lui dans les locaux de la sûreté et avait conduit en voiture l’autre équipe pour une perquisition à son domicile. Il était resté à l’extérieur de l’immeuble, près du véhicule, et était chargé du contrôle des alentours.

  80.  Il relata l’incident comme suit : le balcon était assez éclairé et il regardait de temps à autre en direction de l’appartement quand soudain il avait remarqué quelqu’un se jeter du balcon ; la scène s’était déroulée très vite et il ne pouvait pas voir la position de la personne avant sa chute. Il était allé près de Devrim, sa famille et les policiers aussi avaient accouru. Avec le véhicule de la deuxième équipe et en compagnie de son père, celui-ci était emmené à l’hôpital. Plus tard, le témoin avait conduit son équipe à l’hôpital.

e) Hasan Sakarya

  81.  Le témoin est chef de police et, à l’époque des faits, il était fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakir.

  82. Le témoin n’avait pas participé à l’arrestation de Devrim. Il était le chef de l’équipe qui l’avait emmené plus tard à son domicile, pendant qu’une autre équipe de policiers y effectuait une perquisition. Ils avaient aussi demandé la présence d’un voisin. Ainsi, dans l’appartement, se trouvaient deux équipes composées de six policiers. Ils avaient été informés de l’existence de documents dont la possession constitue une infraction ; les recherches de l’autre équipe n’avaient abouti à rien. Après une demi-heure de perquisition, ils avaient demandé à Devrim de leur montrer où se trouvaient les documents. Il leur avait déclaré qu’ils pourraient être quelque part et avait essayé de les aider dans leurs recherches. Il était menotté mais pouvait marcher sans difficulté. Comme il était très coopératif avec eux, plus tard ils lui avaient enlevé les menottes.

  83.  Le témoin relata l’incident comme suit : Devrim se tenait accroupi et cherchait les documents, tandis qu’il avait le dos tourné. Ensuite il avait entendu un bruit, venant probablement d’une porte, et avait vu courir un des membres de son équipe vers le balcon, puis lui aussi y était accouru. Il avait vu le garçon gisant au sol. Lors de l’incident tout le monde se trouvait dans le séjour et les portes étaient ouvertes. Le témoin déclara qu’en raison de l’âge de Devrim, à savoir dix-sept ans, la présence de ses parents en tant que témoins était absolument nécessaire sur les lieux et qu’ils n’avaient à aucun moment été forcés de quitter le séjour. Ils étaient tous descendus près de Devrim et l’avaient emmené à l’hôpital dans le minibus de la police.

  84.  Le témoin déclara qu’il n’avait pas vu Devrim sortir sur le balcon et affirma que, dans l’appartement, celui-ci était sous le contrôle des policiers. Il était accroupi à environ 2,5–3 mètres de la porte du balcon et le policier le plus proche se trouvait à cinquante centimètres de lui. Contrairement à sa déposition recueillie par le procureur le 26 février 1993, il déclara n’avoir pas vu Devrim sauter du balcon.

  85.  Le témoin déposa devant le procureur de la République de Bursa et à la direction de la sûreté. Il était accusé de négligence dans ses fonctions et une procédure pénale était engagée à son encontre. Il n’avait pas participé aux audiences devant le tribunal correctionnel de Diyarbakir ; comme il avait été muté à Bursa, sa déposition avait été prise en commission rogatoire ; il avait été acquitté.

  86.  Le témoin ne se rappela pas quand le procès-verbal de perquisition avait été établi. Il indiqua que généralement un tel procès-verbal n’était pas préparé sur les lieux et qu’il pouvait être dressé à la direction de la sûreté. Toutefois, les signatures y avaient été apposées au même moment.

  87.  Il déclara qu’aucun des policiers n’avait frappé Devrim dans l’appartement et que ceux-ci opéraient sous sa responsabilité.

f)  Yusuf Ziya Evran

  88.  Le témoin était, à l’époque des faits, fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakir.

  89.  Le témoin affirma qu’il était le chef de l’équipe qui avait procédé à l’arrestation de Devrim et qu’elle comptait quatre policiers, à savoir Ali Ihsan Yildirim, Hilmi Kot, Yilmaz Dinçer et lui-même. Faisant suite à une dénonciation, ils avaient fait une descente dans un magasin où se trouvaient les personnes dénoncées pour propagande d’une organisation illégale. Ils avaient emmené les prévenus à la direction de la sûreté et dressé un procès-verbal d’arrestation.

  90.  Le témoin affirma que, selon ses souvenirs, les trois jeunes n’avaient pas été informés des chefs d’accusations à leur encontre. Il n’était pas responsable de leur interrogatoire.

  91.  Le témoin déclara qu’il avait participé à la perquisition effectuée au domicile de Devrim et relata les faits comme suit : dans l’appartement se trouvaient la mère et le frère cadet de Devrim, et les policiers avaient demandé la présence du voisin de palier en tant que témoin de la perquisition. Suite à l’arrivée de Hüseyin Berktay, le voisin avait quitté l’appartement. La perquisition était ordonnée par leur supérieur hiérarchique et visait à trouver les documents dont la possession constitue une infraction, indiqués par Devrim lors de son interrogatoire. Plus tard, le témoin avait informé son supérieur de ce qu’il n’avait rien trouvé, et une autre équipe avait emmené Devrim. Ils lui avaient demandé de leur indiquer où se trouvaient les documents ; celui-ci avait montré quelques endroits et les six policiers, y compris les Berktay, étaient dans une pièce de taille moyenne. Le prévenu était de bonne volonté et d’après ses souvenirs ses menottes avaient été retirées. La porte donnant sur le balcon était entrouverte car ils avaient déjà perquisitionné dans les pièces et sur le balcon ; Devrim avait un corps athlétique et, ayant ouvert la porte complètement d’un coup de pied, s’était élancé vers la balustrade et jeté dans le vide. Il l’avait remarqué au dernier moment et s’était élancé vers lui, mais il se trouvait à une distance d’environ un ou un mètre et demi et n’avait pas eu la possibilité de le rattraper ; ses autres collègues aussi avaient réagi mais en vain ; ils avaient vu Devrim gisant sur le sol. Les deux policiers, conducteurs des véhicules, avaient accouru sur place et eux aussi étaient descendus près de Devrim. Celui-ci fut emmené à l’hôpital public avec le véhicule de l’autre équipe, en compagnie de son père.

  92.  Le témoin déclara que lui aussi, avec son équipe, les avait suivis à l’hôpital ; ils avaient rapidement emmené Devrim pour une tomographie dans une clinique privée puis l’avaient ramené à l’hôpital public où il leur avait été indiqué que celui-ci ne risquait pas d’hémorragie cérébrale.

  93.  Le témoin affirma que, lors de la perquisition, il régnait dans l’appartement une atmosphère calme, Devrim ne s’était pas montré agressif et était plutôt coopératif avec eux. Il indiqua que les vieux livres et les journaux entassés sur le balcon n’avaient pas été rapportés dans le salon ; la lumière venant du salon éclairait bien le balcon mais il ne se rappela pas bien s’ils avaient utilisé une lampe de poche ou un autre luminaire.

  94.  Le témoin déclara que suite à l’incident Hüseyin Berktay avait été emmené de l’hôpital au commissariat de police de Yenisehir dans le véhicule de l’une des équipes afin d’y recueillir sa déposition.

g)  Ali Ihsan Yildirim

  95. Le témoin était, à l’époque des faits, fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakir.

  96.  Le témoin affirma qu’il faisait partie de l’équipe qui avait procédé à l’arrestation de Devrim suite à une dénonciation et l’avait emmené dans les locaux de la sûreté. Il indiqua que Devrim avait présenté une carte scolaire comme pièce d’identité.

  97.  Le témoin déclara qu’il faisait partie de la première équipe qui avait perquisitionné dans le domicile de Devrim. Ce dernier y avait été emmené plus tard par l’autre équipe et comme il était très coopératif avec eux, ils lui avaient retiré les menottes. Toutes les portes de l’appartement étaient ouvertes et le témoin perquisitionnait dans la chambre à coucher lorsque Devrim s’était jeté du balcon ; il n’avait donc pas été témoin de l’incident. L’appartement n’était pas très grand et la porte de la chambre et celle du balcon s’ouvraient sur le salon. En utilisant un luminaire ils avaient déjà regardé parmi les objets qui étaient entassés dans un coin du balcon.

  98.  Quant à ses déclarations devant le parquet et le tribunal correctionnel faisant état de ce qu’il se trouvait avec les autres policiers dans le salon lorsque Devrim avait ouvert la porte et s’était jeté dans le vide, le témoin indiqua qu’il parlait de ses collègues mais pas de lui-même quand il utilisait le pronom « nous ».

  99.  Le témoin déclara qu’il était aussitôt descendu près de Devrim et l’avait porté jusqu’à la voiture de l’équipe. Il l’avait couché sur le siège arrière, sa tête reposant sur les genoux de son père. Avec son équipe, lui aussi s’était rendu à l’hôpital. Ils avaient essayé de consoler Hüseyin Berktay qui était très préoccupé par l’état de son fils.

  100.  Le témoin indiqua qu’après un premier examen médical à l’hôpital public, ils avaient emmené Devrim dans une clinique privée pour une tomographie et l’avaient ramené à l’hôpital public. Il avait été transporté plus tard, avec une ambulance, au centre hospitalier universitaire. Le témoin avait quitté l’hôpital vers 22 h 30.

h)  Hilmi Kot

  101.  Le témoin était, à l’époque des faits, fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakir.

  102.  Le témoin indiqua qu’il était dans l’équipe ayant procédé à l’arrestation de Devrim et à la perquisition au domicile de celui-ci. Plus tard une autre équipe avait emmené Devrim dans l’appartement. Celui-ci leur avait indiqué la présence de certains documents chez lui et il participait à la perquisition ; la porte était entrouverte et soudain il avait entendu des cris « courez ! attrapez-le ! » ; la distance étant très courte, il avait déjà sauté du balcon. Son père et sa mère se trouvaient devant la porte du salon. Ils étaient descendus en vitesse près de lui et, accompagné de son père, ils l’avaient transporté à l’hôpital.

  103.  Le témoin indiqua qu’aucun d’entre eux n’avait pu voir comment Devrim était tombé du balcon car ils étaient en train de chercher les documents incriminés à des endroits différents. Ils avaient établi de suite, sur les lieux, un procès-verbal d’incident. Le témoin ne put préciser si Hüseyin Berktay y avait apposé sa signature à l’hôpital.

  104.  Le témoin affirma qu’il n’avait pas apparu devant les instances lors de la procédure pénale engagée à son encontre pour négligence. Sa déposition avait été prise en commission rogatoire.

  105.  Le témoin déclara que, selon lui, Devrim n’était qu’un simple prévenu ; il n’était pas privé de sa liberté ; il était simplement sous le contrôle de la police et ceci dans le cadre d’une investigation.

i)  Recep Isgüzar

  106.  Le témoin était, à l’époque des faits, fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté.

  107.  Il était dans l’équipe qui avait emmené Devrim à son domicile et avait participé à la perquisition. Le témoin relata les faits comme suit : Devrim leur avait indiqué la présence de certains tracts et documents, sans pouvoir préciser l’endroit où ils se trouvaient. Lorsque celui-ci avait été emmené dans l’appartement, il était menotté et les menottes avaient été retirées plus tard pour lui permettre de chercher les documents incriminés dans les livres. Les parents de Devrim aussi se trouvaient avec eux dans le salon. Ils étaient environ une dizaine dans l’appartement et certains d’entre eux surveillaient le prévenu. Le témoin exposa qu’alors qu’il était en train de regarder dans les livres se trouvant dans un coin du salon, il avait entendu un cri « la personne s’est jetée ! ». Il s’était retourné et avait vu ses collègues courir vers la porte de l’appartement et le balcon. Lorsqu’il était descendu, Devrim était déjà dans le véhicule de l’équipe.

  108.  Le témoin indiqua que le procès-verbal d’incident n’avait pas été établi sur les lieux – il ne put se rappeler où il avait été signé –, et répéta qu’il n’avait pas vu Devrim ouvrir la porte donnant sur le balcon et se jeter dans le vide.

  109.  Le témoin ne put se rappeler du déroulement de la procédure pénale entamée à son encontre devant le tribunal correctionnel de Diyarbakir. Il se souvint vaguement d’avoir déposé à Istanbul devant le procureur et le juge.

j)  Mecit Kurnaz

  110.  Le témoin était, à l’époque des faits, fonctionnaire de police au commissariat de Yenisehir.

  111.  Le témoin déclara qu’il ne faisait pas partie de l’équipe qui avait arrêté Devrim et n’avait pas participé à la perquisition effectuée à son domicile.

  112.  Le témoin ne se rappela pas avoir pris la déposition de Hüseyin Berktay le 3 février 1993 à 20 heures. Toutefois, il reconnut sa signature sur le procès-verbal de déposition. Le témoin ne put préciser si l’intéressé était venu seul ou si c’étaient les policiers chargés de l’investigation de l’affaire qui l’avaient emmené. Le témoin indiqua que l’incident s’étant déroulé dans la circonscription du commissariat, il était dans leur compétence de recueillir les déclarations des témoins et des plaignants et de faire un croquis des lieux pour le dossier d’enquête du parquet.

  113.  Le témoin ne put expliquer la divergence entre la déposition de Hüseyin Berktay recueillie environ trente minutes après l’incident, dans laquelle celui-ci exposait que l’état de santé de son fils était bon, et les rapports médicaux établis, toujours le 3 février 1993, à 19 h 30 et 20 h 20, mentionnant l’état comateux de Devrim. Il répéta que c’étaient les policiers de la section antiterroriste qui avaient arrêté Devrim et qu’il ne savait rien sur l’incident ainsi que sur les faits antérieurs. Il indiqua à cet égard qu’il avait posé à Hüseyin Berktay certaines questions sur les idées politiques de son fils.

  114.  Le témoin reconnut toutefois sa signature sur le procès-verbal de constat des lieux dressé le 3 février 1993 à 19 h 30. Il affirma qu’il s’était rendu sur les lieux suite à l’incident et avait cherché des éléments de preuve et que les rapports médicaux leur avaient été envoyés puis versés au dossier d’enquête préliminaire.  

 

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNEs PERTINENTs

  115.  Les principes et procédures applicables en matière de responsabilité délictuelle peuvent se résumer comme suit.

 

A.  Les poursuites pénales

  116.  Le code pénal réprime toutes formes d’homicide (articles 448 à 455) et de tentative d’homicide (articles 61 et 62). Il érige aussi en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements). Les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d’une enquête préliminaire au sujet des faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l’on porte à leur connaissance sont régies par les articles 151 à 153 du code de procédure pénale.

  Les infractions peuvent être dénoncées non seulement aux parquets ou aux forces de sécurité, mais également aux autorités administratives locales. Les plaintes peuvent être déposées par écrit ou oralement. Dans ce dernier cas, l’autorité est tenue d’en dresser procès-verbal (article 151).

  En vertu de l’article 235 du code pénal, tout agent public qui omet de dénoncer à la police ou au parquet une infraction dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une peine d’emprisonnement. Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est avisé d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise est obligé d’instruire les faits afin de décider s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites (article 153 du code de procédure pénale).

  117.  L’article 230 du code pénal dispose :

 « Le fonctionnaire qui, pour un motif quelconque, abandonne ou néglige ses fonctions, ou refuse d’exécuter, sans raison valable, les ordres qui lui sont légalement donnés par ses supérieurs, sera puni de trois mois à un an d’emprisonnement (...).

 Si, en raison de cet abandon, de cette négligence ou de la non-exécution des ordres réglementaires de l’autorité supérieure, l’Etat subit un préjudice, la peine sera, selon la gravité de l’acte, de six mois à trois ans d’emprisonnement et d’une interdiction à perpétuité ou à temps d’exécuter des fonctions publiques.

 Dans les deux cas, si, par suite de la négligence d’un fonctionnaire ou de l’inexécution de l’ordre, des tiers ont subi un préjudice, celui-ci devra en outre être réparé. »

 

B.  Les responsabilités civile et administrative du fait des infractions pénales

  118.  En vertu de l’article 13 de la loi n° 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

  119.  Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l’article 125 de la Constitution,

 « Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.

 (...)

 L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

  Ces dispositions consacrent une responsabilité objective de l’Etat qui entre en jeu dès lors qu’il a été établi que, dans les circonstances d’un cas donné, l’Etat a manqué à son obligation de maintenir l’ordre et la sécurité publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et ce sans qu’il faille établir l’existence d’une faute délictuelle imputable à l’administration. Sous ce régime, l’administration peut donc se voir contrainte d’indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’un acte commis par des personnes non identifiées.

  120.  En vertu du code des obligations, toute personne qui subit un dommage du fait d’un acte illicite ou délictuel peut introduire une action en réparation, tant pour préjudice matériel (articles 41 à 46) que pour dommage moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le verdict des juridictions répressives sur la question de la culpabilité de l’accusé (article 53).

  Toutefois, en vertu de l’article 13 de la loi n° 657 sur les agents de l’Etat, toute personne ayant subi un dommage du fait d’un acte relevant de l’accomplissement d’obligations régies par le droit public ne peut en principe intenter une action que contre l’autorité dont relève le fonctionnaire concerné, qui ne peut être attaqué directement (article 129 § 5 de la Constitution et articles 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n’est toutefois pas absolue. Lorsqu’un acte est jugé illicite ou délictuel et qu’il perd en conséquence son caractère d’acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent autoriser l’introduction d’une demande de dommages-intérêts dirigée contre l’auteur lui-même, sans préjudice du droit pour la victime d’intenter une action contre l’administration en invoquant la responsabilité solidaire de celle-ci en sa qualité d’employeur du fonctionnaire (article 50 du code des obligations).

  121.  L’article 13 g) de la loi n° 2559 sur les devoirs et pouvoirs de la police dispose que les agents de police sont habilités à appréhender les personnes au sujet desquelles il existe de forts indices et preuves d’avoir commis ou tenté de commettre une infraction. Le sixième alinéa du même article indique que les raisons de l’arrestation sont communiquées à la personne appréhendée par écrit ou, si cela n’est pas possible, oralement.

  122.  L’article 17, dans ses paragraphes 4 à 6, dispose que tout agent de police, pour prévenir une infraction ou arrêter des personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction, est autorisé (après avoir prouvé son appartenance à la police) à demander à toute personne ses pièces d’identités. Celle-ci a l’obligation de justifier son identité au moyen d’une carte d’identité, d’un passeport ou d’un document officiel. Dans le cas contraire elle peut être détenue par la police pendant vingt-quatre heures aux fins de vérification de son identité.

 

 

en droit

i.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

  123.  Dans ses observations supplémentaires et finales, le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours que leur offrait le droit interne. Il critique la décision de déclarer la requête recevable alors que les intéressés n’ont même pas tenté d’engager devant les juridictions civiles et administratives une action en indemnisation.

  124.  Le Gouvernement souligne en outre que les allégations des requérants ont été dûment examinées par les autorités judiciaires suite à la déposition de Devrim Berktay recueillie à Antalya le 24 septembre 1994, et dans laquelle il accusait les policiers de négligence dans l’exercice de leurs fonctions. Mettant en exergue qu’au cours de leur audition devant les délégués de la Commission ils ont allégué une prétendue tentative d’homicide volontaire, le Gouvernement plaide que les requérants n’ont pas de ce point de vue épuisé les voies de recours internes.

  125.  Les requérants font valoir que le Gouvernement n’a pas soumis ses observations dans le délai imparti et que sa demande d’ajournement de l’examen de la recevabilité jusqu’à l’aboutissement de la procédure d’enquête préalable ouverte contre les policiers a été rejetée par la Commission.

  126.  La Cour observe que dans sa décision sur la recevabilité du 11 octobre 1994 la Commission a constaté que, malgré deux prorogations du délai fixé à l’origine, le Gouvernement n’a pas soumis d’observations avant expiration de la dernière échéance, à savoir le 22 avril 1994. De même, il n’en a rien fait avant le 18 août 1994, date indiquée dans le courrier de la Commission faisant état de l’examen sur la recevabilité de la requête lors de sa session du 10 octobre 1994. Elle a relevé que les « observations liminaires » datées du 10 octobre 1994 ont été présentées bien trop tard pour permettre à la Commission d’obtenir les observations en réponse des requérants et a conclu que  « la requête ne saurait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes ». La Cour estime, à la lumière de sa jurisprudence constante, que le Gouvernement se trouve forclos à soulever des exceptions portant sur la recevabilité de la requête (voir l’arrêt Aydin c. Turquie du 25 septembre 1997, Recueil des Arrêts et Décisions 1997-VI, p. 1885, § 58). Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

 

II.  L’Appréciation des preuves par la Cour

  127.  Avant d’examiner les allégations des requérants sous l’angle des dispositions particulières de la Convention, la Cour juge opportun d’apprécier d’abord les éléments de preuve. Elle rappelle à cet égard que pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre le comportement des parties lors de la recherche des preuves entre en ligne de compte dans ce contexte (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 65, § 161).

 

A.  L’arrestation et la détention du second requérant

  128.  Le second requérant, Devrim Berktay, se plaint de ce qu’il a été arbitrairement privé de sa liberté et de sa sûreté par la police qui l’a détenu à son domicile.

  129.  La Cour relève qu’il ressort des preuves écrites du dossier et des dépositions des policiers de la direction de la sûreté de Diyarbakir que le second requérant a été arrêté, suite à une dénonciation téléphonique, avec deux autres personnes, S.A. et S.Y., pour propagande séparatiste, et placé en garde à vue après le contrôle d’identité (paragraphe 23 ci-dessus). Le procès-verbal du 5 février 1993 fait état de ce que S.A. et S.Y. ont été relâchés suite à leur interrogatoire (paragraphe 29 ci-dessus).

  130.  Par ailleurs, le second requérant, en conformité avec les affirmations de ses parents, soutient qu’il a été arrêté au motif qu’il n’avait pas ses pièces d’identité sur lui (paragraphes 43, 49 et 69 ci-dessus), et qu’il n’a signé aucun procès-verbal lorsqu’il était en garde à vue durant environ cinq heures dans les locaux de la section antiterroriste.

  131.  Quant à la détention du second requérant à son domicile, dans leurs dépositions, les six policiers ont indiqué que lors de la perquisition celui-ci était toujours sous leur contrôle, pour une certaine période menotté, et que la perquisition visait à trouver les documents dont la possession constitue une infraction, indiqués par Devrim Berktay pendant son interrogatoire (paragraphes 77, 86, 92, 97, 100 et 102 ci-dessus).

  132.  La Cour note à cet égard que le policier Hilmi Kot, qui était dans l’équipe ayant procédé à l’arrestation de Devrim Berktay, indique dans sa déposition que celui-ci n’était qu’un simple prévenu, qu’il n’était pas privé de sa liberté et qu’il était simplement sous le contrôle de la police pour une enquête (paragraphe 100 ci-dessus).

  133.  La Cour est d’avis que les éléments de preuve dont elle dispose permettent de conclure que le second requérant était sous le contrôle de cinq policiers et privé de sa liberté pendant la perquisition à son domicile.

 

B.  La prétendue agression sur la personne du second requérant

  134.  Selon le procès-verbal de perquisition et d’incident établi par huit policiers de deux équipes, le second requérant, prétendant que des documents se trouvaient dans les journaux entassés sur le balcon, en avait ouvert la porte d’accès et s’était jeté dans le vide (paragraphe 24 ci-dessus).

  135.  La Cour relève que les déclarations des policiers présents avec Devrim lors de la perquisition à son domicile manquent de précision et de clarté et ne concordent pas avec la version des faits figurant sur le procès-verbal. Ainsi, Yilmaz Dinçer, le conducteur du véhicule de l’équipe qui se tenait près de la voiture à l’extérieur et contrôlait les environs, a déclaré avoir vu Devrim se jeter du balcon et a mis en exergue qu’aucun des policiers ne se trouvait près de lui. Dans sa déposition recueillie par le tribunal correctionnel, il a précisé la position de Devrim lors de sa chute (paragraphe 46 ci-dessus). Toutefois, dans sa déposition orale, il a indiqué que la scène s’était déroulée très vite et n’avait pas pu voir la position de la personne lors de sa chute (paragraphe 75 ci-dessus).

  136.  La Cour note que Hasan Sakarya, chef de l’équipe qui avait emmené Devrim Berktay à son domicile, a déclaré devant le procureur qu’il avait vu Devrim sortir en vitesse par la porte ouverte donnant sur le balcon et se jeter dans le vide (paragraphe 36 ci-dessus). Dans sa déposition devant l’enquêteur, il a indiqué que Devrim était menotté et entouré de cinq–six policiers, dont Yusuf ; il avait entendu une voix provenant du balcon, avait demandé à Yusuf ce qui s’était passé et avait appris que celui-ci était sorti sur le balcon avec Devrim pour chercher des documents et que Devrim s’était jeté dans le vide (paragraphe 42 (f), ci-dessus). La Cour relève que dans sa déposition orale Hasan Sakarya a déclaré qu’ils avaient enlevé les menottes de Devrim, qu’il ne l’avait pas vu sortir sur le balcon, que tous les policiers ainsi que les parents de celui-ci se trouvaient dans le séjour et que les portes étaient ouvertes lors de l’incident (paragraphe 78 ci-dessus).

  137.  Quant à Yusuf Ziya Evran, chef de l’équipe qui avait procédé à l’arrestation de Devrim et à la perquisition à son domicile, dans sa déposition faite devant le parquet, il a déclaré que celui-ci avait voulu sortir sur le balcon pour chercher un document et que, soudain, se précipitant à l’extérieur il s’était jeté dans le vide (paragraphe 33 ci-dessus). Lors de sa déposition recueillie par le tribunal correctionnel, M. Evran a indiqué d’abord qu’il n’était pas présent sur les lieux lors de l’incident et que Devrim « aurait eu des agissements déséquilibrés » au cours de la perquisition et « aurait sauté du balcon ». Il ressort du procès-verbal de déposition que celui-ci a rectifié sa déclaration et affirmé qu’il était dans le séjour lorsque Devrim était tombé du balcon (paragraphe 45 ci-dessus). Dans sa déposition orale M. Evran a mis en exergue que tous les policiers se trouvaient avec les parents de Devrim dans une même pièce et que celui-ci, au cours de la perquisition, ne s’était pas montré agressif et était coopératif avec eux. Il a déclaré que la porte donnant sur le balcon était entrouverte au motif qu’ils avaient déjà perquisitionné dans les pièces ainsi que sur le balcon ; il avait vu Devrim, d’un coup de pied, ouvrir complètement la porte sur le balcon, s’élancer vers la balustrade et se jeter dans le vide (paragraphe 86 ci-dessus).

  138.  Ali Ihsan Yildirim, dans sa déposition recueillie par le parquet, a indiqué qu’ils avaient pris un lampadaire et s’apprêtaient à sortir sur le balcon pour y chercher un document lorsque Devrim s’était élancé vers la porte et s’était jeté par-dessus la balustrade (paragraphe 34 ci-dessus). M. Yildirim a déclaré lors de la procédure devant le tribunal correctionnel de Diyarbakir que Devrim leur avait indiqué la présence d’un document politique caché dans un livre et qu’ils perquisitionnaient dans le séjour quand Devrim avait ouvert la porte donnant sur le balcon et avait sauté (paragraphe 45 ci-dessus). Dans sa déposition orale M. Yildirim a indiqué que toutes les portes de l’appartement étaient ouvertes et qu’il perquisitionnait dans la chambre à coucher lorsque Devrim s’était jeté du balcon. Il a affirmé qu’il n’était pas témoin de l’incident et a en outre relevé qu’ils avaient, avant l’incident, cherché dans les objets se trouvant sur le balcon (paragraphe 92 ci-dessus).

  139.  La Cour relève que Hilmi Kot a déclaré au parquet que la porte donnant sur le balcon était ouverte, lui-même n’était pas témoin de l’incident, et que les parents de Devrim l’avaient vu se jeter par-dessus la balustrade du balcon (paragraphe 35 ci-dessus). Toutefois, M. Kot a indiqué à l’enquêteur que la porte n’était pas ouverte avant l’incident et qu’il avait signé sa déposition recueillie par le procureur sans la lire (paragraphe 42 ci-dessus). Dans sa déposition recueillie en commission rogatoire devant le tribunal correctionnel, il a déclaré que Devrim leur avait indiqué que des armes se trouvaient sur le balcon et qu’ils y étaient allés les chercher ; celui-ci s’était débarrassé de ses menottes et jeté du balcon (paragraphe 47 ci-dessus). Dans sa déposition orale M. Kot a affirmé que du fait qu’ils perquisitionnaient dans différents endroits de l’appartement, aucun des policiers n’avait pu voir comment Devrim était tombé du balcon (paragraphe 98 ci-dessus).

  140.  La Cour note que le premier requérant et sa femme, Esma Berktay, ont donné un récit détaillé du déroulement de la perquisition effectuée à leur domicile ainsi que de la présence permanente des policiers auprès de leur fils Devrim. Ils ont notamment déclaré que les policiers les avaient fait sortir du salon et avaient emmené Devrim sur le balcon (paragraphes 30-40-43 a), b), c) et 60-69 ci-dessus). Mettant en exergue qu’il était resté plusieurs jours dans le coma, Devrim a réitéré dans sa déposition orale que trois ou quatre policiers l’avaient emmené sur le balcon en le poussant par la porte et lui avaient ordonné de trouver le document dont la possession constitue une infraction, et il a relaté de façon détaillée sa position accroupie, entouré de deux policiers, dans un coin du balcon et qu’il ne se souvenait de rien de ce qui s’était passé par la suite (paragraphe 51 ci-dessus).

  141.  Au vu des éléments ci-dessus, la Cour constate que le second requérant a été emmené sur le balcon par les policiers pour y chercher un document et qu’il se trouvait sous leur contrôle au moment de l’incident qui lui a causé de graves blessures.

 

iIi.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

  142.  Le second requérant se plaint de l’agression au cours de laquelle il a été poussé d’un balcon du quatrième étage par des policiers. Il soutient en outre que, le même soir, la police a une nouvelle fois mis sa vie en péril en retardant délibérément son père qui devait le conduire au centre sanitaire pour une tomographie. Les requérants allèguent également que les autorités ont failli à leur obligation de mener une enquête effective et adéquate au sujet de l’incident. Ils y voient une violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

 « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

 2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

 a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

 b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

 c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

 

A. Thèse des comparants

1.  Les requérants

  143.  Le second requérant soutient que sa chute du balcon causée par les agissements des policiers lors de la perquisition effectuée à son domicile constitue une agression illicite et potentiellement mortelle. D’après lui, l’article 2 ne vise pas uniquement le recours à la force meurtrière mais inclut également l’utilisation de la force potentiellement meurtrière.

  144.   Il met en exergue que les faits se trouvant au coeur de la requête ne sont pas controversés : il est tombé du balcon du quatrième étage sur le sol et a été grièvement blessé alors qu’il était en garde à vue ou sous le contrôle des policiers.

  145.  Se référant aux arrêts Tomasi c. France du 27 août 1992 (série A n° 241-A) et Ribitsch c. Autriche du 4 décembre 1995 (série A n° 336), le requérant fait valoir qu’il incombe au Gouvernement de fournir une explication plausible concernant sa chute du balcon survenue au cours de sa garde à vue alors qu’il se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police. Or, le Gouvernement n’a soumis aucun élément de preuve démontrant qu’il s’était jeté délibérément du balcon.

  146.  Le requérant dénonce également l’attitude des policiers qui auraient forcé son père, le premier requérant, bien qu’il eût insisté sur la nécessité de le conduire d’urgence pour une tomographie au centre sanitaire, de se rendre au commissariat de police pour qu’il y signât un procès-verbal dressé par eux et faisant état de ce que « son fils s’était jeté lui-même du balcon ». Cet acte de la police aurait une nouvelle fois mis sa vie en péril et témoignerait d’un total mépris pour sa vie et constituerait une violation distincte de l’article 2.

  147.  De surcroît, les requérants soutiennent que les autorités ont failli à l’obligation que leur imposait l’article 2 de mener une enquête au sujet du recours potentiellement mortel à la force.

2.  Le Gouvernement

  148.  Le Gouvernement soutient que les allégations des requérants sont dépourvues de fondement et de toute crédibilité. Il fait valoir que lors de la perquisition effectuée au domicile des requérants aucune résistance n’a été marquée et que les policiers n’ont pas eu une attitude violente ou agressive. Ainsi, l’imprévisibilité de l’acte du second requérant romprait tout lien de causalité entre les faits et la responsabilité des agents de l’Etat, en particulier l’incapacité des policiers de le retenir lors de sa chute.

  149.  Le Gouvernement rappelle que, compte tenu de la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Klaas c. Allemagne (arrêt du 22 septembre 1993, série A n° 269, § 29 in fine), les organes de la Convention n’ont « pas à substituer [leur] propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillis par eux (...) ».

  150.  En l’espèce, le Gouvernement estime que les juridictions nationales ont apprécié les faits avec une attention toute particulière et indépendamment de la qualification juridique des accusations portées à l’encontre des policiers. A l’issue de cet examen, elles ont jugé qu’il n’y avait pas eu de négligence de la part des policiers dans l’accomplissement de leurs fonctions.

 

B.  Appréciation de la Cour

1.  Quant à la chute du balcon du second requérant et au transport au centre sanitaire pour une tomographie

  151.  L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation. Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, §§ 146-147).

  152.  Pris dans son ensemble, le texte de l’article 2 démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais également les situations où un usage légitime de la force peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le caractère délibéré ou intentionnel du recours à la force meurtrière n’est toutefois qu’un élément parmi d’autres à prendre en compte dans l’appréciation de la nécessité de cette mesure. Tout recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c). L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique », au sens du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En conséquence, la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts légitimes susvisés (arrêt McCann précité, §§ 148-149).

  153.  La Cour rappelle qu’en l’espèce le second requérant fut grièvement blessé au cours de sa détention, suite à sa chute du balcon de son domicile lors d’une perquisition qui y était effectuée. Cela n’exclut pas un examen des griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 2 : dans trois affaires antérieures la Cour s’est penchée sur des griefs énoncés sur le terrain de cette disposition alors que les victimes alléguées n’étaient pas décédées des suites des comportements incriminés.

  Dans l’affaire Osman c. le Royaume-Uni (arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 115-122), le requérant avait été atteint d’une balle et grièvement blessé par un homme armé d’un fusil qui avait fait feu à bout portant sur lui et sur son père. Ce dernier avait été tué. Au vu des faits de l’espèce, la Cour considéra que les autorités britanniques n’avaient pas manqué à l’obligation positive de protéger le droit à la vie des intéressés que la première phrase de l’article 2 faisait peser sur elles. Dans l’affaire Yasa c. Turquie (arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1996-VI, §§ 92-108), le requérant avait été atteint de huit balles tirées par un inconnu mais avait survécu à ses blessures. Tout en estimant que les autorités n’avaient pas failli à leur devoir de protéger la vie de l’intéressé, la Cour jugea qu’elles avaient manqué à l’obligation procédurale que leur faisait l’article 2 de mener une enquête effective au sujet de l’agression. Dans l’affaire L.C.B. c. Royaume-Uni (arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, pp. 1403-1404, §§ 36-41), où la requérante, qui souffrait de leucémie, était la fille d’un militaire qui avait servi sur l’île Christmas pendant les essais nucléaires britanniques, la Cour, tout en relevant que nul n’avait prétendu que l’Etat eût délibérément cherché à infliger la mort à l’intéressée, examina sous l’angle de l’article 2 la question de savoir si l’Etat avait fait tout ce qu’on pouvait attendre de lui pour empêcher que la vie de la requérante fût mise en danger. Elle considéra qu’aucune faute ne pouvait être imputée à l’Etat sur ce point.

  154.  La Cour observe que les trois affaires précitées concernaient l’obligation positive que la première phrase de l’article 2 § 1 impose à l’Etat : protéger la vie de l’individu contre les tiers ou contre le risque de maladie. Elle considère toutefois que ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime. Quant à la responsabilité pénale des personnes qui ont recouru à la force, elle est certes étrangère à la procédure au titre de la Convention (arrêt McCann précité, § 173), mais il n’en reste pas moins que le degré et le type de force utilisée, de même que l’intention ou le but non équivoque sous-jacents à l’usage de la force peuvent, parmi d’autres éléments, être pertinents pour l’appréciation du point de savoir si, dans un cas donné, les actes d’agents de l’Etat responsables de l’infliction de blessures n’ayant pas entraîné la mort peuvent être considérés comme incompatibles avec l’objet et le but de l’article 2 de la Convention. Dans pratiquement tous les cas, lorsqu’une personne est agressée ou maltraitée par des policiers ou des militaires, ses griefs doivent être examinés plutôt sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir Ilhan c. Turquie [GC], n° 22277/93, § 76, CEDH 2000).

  155.  La Cour rappelle que le second requérant a été grièvement blessé suite à sa chute du balcon de son domicile lorsqu’il y avait été emmené par les policiers et est resté environ quatorze jours dans le coma. Les rapports médicaux contemporains des faits indiquèrent la gravité des blessures ayant mis la vie de l’intéressé en danger.

  Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour n’est toutefois pas persuadée que les agissements des policiers, lors de la perquisition effectuée au domicile des requérants à une période où le second requérant était sous leur contrôle, était d’une nature ou d’un degré propres à emporter la violation de l’article 2 de la Convention. Par ailleurs, aucune question distincte ne se pose dans ce contexte en ce qui concerne le manque de promptitude allégué dans l’administration à l’intéressé des soins médicaux nécessaires. La Cour reviendra toutefois ci-dessous sur ces aspects dans le cadre des griefs tirés de l’article 3 de la Convention.

  156.  En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention quant à la force utilisée à l’encontre du second requérant lors de la perquisition à son domicile.

2.  Quant aux obligations positives et procédurales découlant de l’article 2 de la Convention

  157.  A la lumière de sa conclusion ci-dessus et eu égard aux faits de la présente espèce, la Cour estime ne pas avoir à se pencher sur les allégations formulées sous l’angle de l’article 2 de la Convention et aux termes desquelles les autorités ont manqué à leur obligation de protéger le droit à la vie du second requérant ou de mener une enquête effective au sujet de l’usage de la force.

 

iv.  sur les violations alléguées de l’article 3 de la convention

  158.  Le second requérant allègue que les agissements des policiers ayant provoqué sa chute du balcon lors de la perquisition effectuée à son domicile constituent un traitement inhumain et que le fait que les autorités n’aient pas procédé à une enquête effective sur la plainte déposée par ses parents à l’encontre des policiers représente en soi une violation distincte de l’article 3 de la Convention. Le premier requérant se prétend lui-même victime d’un traitement inhumain et dégradant pour avoir été contraint par la police de signer un procès-verbal incriminant son fils afin de pouvoir l’emmener pour recevoir les soins médicaux d’urgence. L’article 3 est ainsi libellé :

 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

 

A.  Thèses des parties

  159.  Invoquant les arguments dont il s’est servi à l’appui de ses griefs tirés de l’article 2 de la Convention, le second requérant soutient que les autorités n’ont pas fourni d’explication satisfaisante quant à l’incident concernant sa chute du balcon de son domicile au moment où il était sous le contrôle des policiers. Il reproche également aux autorités de n’avoir pas mené une enquête effective et adéquate suite aux plaintes déposées par ses parents en février et mars 1993.

  160.  Invoquant l’arrêt Kurt c. Turquie rendu par la Cour le 25 mai 1998 (Recueil 1998-III), le premier requérant invite la Cour à dire que la souffrance et l’angoisse qu’il a éprouvées lorsqu’une demi-heure après l’incident, et alors que son fils était dans le coma, il avait été obligé par les policiers à se rendre au commissariat de police pour signer une déposition disculpant les policiers, engagent la responsabilité de l’Etat défendeur sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

  161.  Le Gouvernement estime que les griefs des requérants sont totalement dépourvus de fondement et qu’aucun élément de preuve ne démontre un comportement fautif des policiers. Il fait valoir que les allégations des requérants apparaissent comme un scénario imposé sur eux par les avocats de l’Association des Droits de l’Homme de Diyarbakir, juste pour ouvrir un nouveau créneau d’allégations contre les citoyens de croyance « alevi » et qu’il s’agit d’une simple digression de la part des représentants des requérants dont le but flagrant est le dénigrement de la Turquie. Par ailleurs, les autorités judiciaires auraient enquêté comme il se doit au sujet de l’incident.

 

B.  Appréciation de la Cour

  162.  L’article 3 de la Convention, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, § 95, CEDH 1999-V ; et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3288, § 93).

  163.  La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (arrêts Tekin c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53, et Assenov et autres précité, p. 3288, § 94).

  164.  La Cour a estimé un certain traitement à la fois « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir. Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime. La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, V. c. Royaume-Uni [GC], n° 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX, et Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

  165.  Les allégations de mauvais traitement doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klaas précité, p. 17, § 30). Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, p. 65, § 161 in fine). 

1.  En ce qui concerne le second requérant

  166.  En l’espèce, la Cour relève plusieurs éléments :

  a)  Le second requérant, âgé de dix-sept ans à l’époque des faits, a été arrêté le 3 février 1993 vers 15 h 30 et placé en garde à vue dans les locaux de la police. Il ressort des éléments du dossier qu’une équipe de quatre policiers s’était rendue à son domicile vers 17 h 30 pour y effectuer une perquisition et qu’une autre équipe de quatre policiers avait emmené l’intéressé sur les lieux vers 19 heures pour qu’il leur montrât un document à infraction. Le procès-verbal de perquisition et d’incident établi par les huit policiers a fait état de ce qu’ayant voulu chercher ledit document parmi les journaux entassés dans un coin du balcon, Devrim Berktay avait ouvert la porte du balcon et s’était jeté par-dessus la balustrade.

  b)  La Cour a déjà constaté que les explications des policiers, dans leurs dépositions orales ainsi que leurs déclarations devant les autorités internes, présentaient des contradictions et manquaient de précision (paragraphes 130-134) quant à l’exposé des faits de l’incident ayant causé de graves blessures au second requérant (paragraphe 28).

  c)  Les requérants et Mme Berktay ont déclaré que Devrim Berktay était sous le contrôle des policiers lors de la perquisition, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement, et qu’il avait été emmené sur le balcon par eux. Le procès-verbal de constatation établi juste après la chute de Devrim a fait état de ce que les objets se trouvant sur le balcon avaient été « mélangés » et que la hauteur du mur du balcon faisait, avec une partie en métal, cent vingt-cinq centimètres.

  d)  Le tribunal correctionnel a estimé crédible la version des faits décrite par les policiers suite à une procédure se déroulant en l’absence des requérants, sans procéder à une expertise sur les lieux, et les a acquittés. Le tribunal a conclu à l’absence d’un lien de causalité entre les agissements des policiers responsables de la garde à vue du second requérant et sa chute du balcon qu’il a lui-même provoquée (paragraphe 48).

  167.  La Cour tient à souligner que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger. Un Etat est moralement responsable de toute personne en détention, car cette dernière est entièrement aux mains des fonctionnaires de police. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (arrêts Tomasi précité, pp. 40-41, §§ 109-110, et Ribitsch précité, p. 24, § 31).

  168.  La Cour souligne que l’acquittement des policiers au pénal ne dégage pas l’Etat défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention. Il appartenait donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures du second requérant. Or le Gouvernement ne fait que renvoyer à l’issue de la procédure pénale interne, où un poids décisif a été attaché aux explications des policiers selon lesquelles le second requérant se serait jeté du balcon. La Cour ne trouve pas convaincante cette explication et se réfère à cet égard à ses constatations ci-dessus (paragraphes 130-136).

  169.  Rappelant l’obligation pour les autorités de rendre compte des individus placés sous leur contrôle, et de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation, la Cour estime donc que dans les circonstances de la cause l’Etat défendeur porte la responsabilité des blessures causées par la chute du second requérant alors qu’il se trouvait sous le contrôle de six policiers. Elle rappelle que les nécessités de l’enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité, notamment en matière de terrorisme, ne sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne (arrêt Tomasi précité, p. 42, § 115).

  170.  La Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

2.  En ce qui concerne le premier requérant

  171.  La Cour relève que le premier requérant se prétend lui-même victime d’un traitement inhumain et dégradant en raison de la détresse et l’angoisse qu’il a ressenties suite aux agissements des policiers qui l’ont forcé à se rendre au commissariat de police de Yenisehir pour signer une déposition qu’ils avaient préparée bien qu’il ait insisté sur la nécessité de conduire son fils, grièvement blessé, au centre sanitaire pour une tomographie.

  172.  Elle observe que dans l’affaire Kurt c. Turquie (arrêt précité, pp. 1197-1188, §§ 130-134) où la requérante se plaignait de la disparition de son fils pendant une détention non reconnue, elle a constaté qu’eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, l’intéressée avait souffert d’une violation de l’article 3 de la Convention. Elle a notamment évoqué le fait que la plaignante était la mère de la victime d’une atteinte grave aux droits de l’homme et se trouvait elle-même victime de la passivité des autorités devant son angoisse et son désarroi.

  173.  Ainsi, dans le cas d’espèce, les faits diffèrent de l’affaire Kurt. La Cour note que le premier requérant, une demi-heure après la chute de son fils, soit vers 20 heures, alors qu’il était au chevet de son fils aux urgences de l’hôpital, avait été emmené au commissariat de police et avait signé une déposition mentionnant que Devrim s’était jeté du balcon, que son état de santé ne présentait pas de danger et qu’il n’accusait personne (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, un rapport médical établi par le service des urgences de l’hôpital public ainsi que le procès-verbal dressé par la police toujours à 20 heures avaient indiqué l’état comateux de Devrim. Le médecin avait constaté en outre que ses fonctions vitales n’étaient pas normales, qu’il était inconscient et que sa vie était en danger (paragraphes 27-28 ci-dessus). Il ressort clairement des pièces du dossier que le policier qui avait pris la déposition du premier requérant, Mecit Kurnaz, avait en sa possession le rapport médical en question et s’était rendu, vers 19 h 30, sur les lieux de l’incident en vue d’établir un constat des lieux (paragraphes 107-109 ci-dessus). Dans sa déposition recueillie par l’enquêteur, le premier requérant avait indiqué que les policiers l’avaient empêché de s’occuper de son fils en l’emmenant au commissariat et qu’il était marqué par l’incident (paragraphe 43 ci-dessus).

  174.  La Cour reconnaît que le premier requérant est resté dans l’angoisse et a éprouvé une souffrance morale lorsqu’il a été emmené au commissariat de police et y a signé contre son gré une déposition déjà préparée au moment où son fils se trouvait dans le coma. Toutefois, la Cour relève qu’il ressort des éléments du dossier que, nonobstant ce fait, des soins médicaux appropriés ont été prodigués à Devrim Berktay par les médecins de l’hôpital. Au vu de ses constatations ci-dessus (paragraphes 158-161 ci-dessus), la Cour estime qu’il convient d’examiner si le traitement en cause était « dégradant » au sens de l’article 3 de la Convention.

  175.  En recherchant si une peine ou un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé – une humiliation et un avilissement atteignant un minimum de gravité – et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (voir l’arrêt Albert et Le Compte c. Belgique du 10 février 1983, série A n° 58, p. 13, § 22). A cet égard, le caractère public de la sanction ou du traitement peut constituer un élément pertinent. Mais il faut rappeler en même temps que l’absence de publicité n’empêche pas nécessairement une peine déterminée d’entrer dans cette catégorie ; il peut fort bien suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (voir l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A n° 26, p. 16, § 32).

  176.  Examinant les circonstances de la cause dans leur ensemble, la Cour n’estime pas établi que le traitement en cause ait atteint le degré minimum de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition en ce qui concerne le premier requérant.

3.  En ce qui concerne l’absence alléguée d’une enquête effective

  177.  Dans son arrêt Assenov c. Bulgarie du 28 octobre 1998 suscité (§§ 102-103), la Cour a constaté une violation procédurale de l’article 3 en raison du caractère inadéquat des investigations menées par les autorités au sujet des allégations du requérant selon lesquelles il avait subi de graves sévices aux mains de la police. Elle a considéré que, faute d’une enquête officielle effective, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace (voir également Labita c. Italie [GC], n° 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV).

  178.  Par ailleurs, la Cour rappelle que dans son arrêt Ilhan c. Turquie elle a relevé que la question de savoir s’il est approprié ou nécessaire, dans une affaire donnée, de constater une violation procédurale de l’article 3 dépendrait des circonstances particulières de l’espèce (arrêt Ilhan précité, §§ 92-93).

  179.  A la lumière de ce qui précède et compte tenu des données propres à la présente affaire, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief en question sous l’angle de l’article 13 de la Convention. Elle souligne à cet égard que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a étudié d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les comparants. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir l’arrêt Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 223, § 44).

 

v.  sur la violation alléguée de l’article 13 de la convention

  180.  Les requérants allèguent que les autorités n’ont pas conduit d’enquête effective et adéquate sur leurs allégations à l’encontre des policiers.

  L’article 13 de la Convention est ainsi libellé :

 « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

  181.  Le premier requérant soutient qu’à la suite de l’incident lui et sa femme ont déposé une plainte devant le parquet. Toutefois, aucune enquête judiciaire approfondie n’a été menée au niveau interne. Quant à la procédure pénale entamée à l’encontre de six policiers, le tribunal se serait fondé exclusivement sur les déclarations contradictoires des policiers accusés, sans chercher à entendre les requérants, Esma Berktay ainsi que le voisin de palier prétendument présent lors de la perquisition.

  182.  Le Gouvernement soutient que l’on ne peut rien reprocher à l’enquête menée en Turquie et que Devrim Berktay s’est abstenu de formuler devant les autorités internes la moindre doléance concernant une tentative d’homicide volontaire de la part des policiers à son égard.

  183.  La Cour réaffirme que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (arrêts Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2286, § 95, Aydin précité, pp. 1895-1896, § 103, et Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 329-330, § 106).

  Lorsqu’un individu formule une allégation défendable de sévices graves subis alors qu’il se trouve dans les mains d’agents de l’Etat, la notion de « recours effectif » implique, outre le versement d’une indemnité là où il échet, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (arrêt Tekin précité, § 66).

  184.  Sur la base des preuves produites devant elle, la Cour a jugé l’Etat défendeur responsable au regard de l’article 3 (paragraphe 166 ci-dessus). Les griefs énoncés par le second requérant à cet égard sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13 (arrêts Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, série A n° 131, p. 23, § 52, et Ilhan précité, § 97).

  185.  Les autorités avaient donc l’obligation de mener une enquête effective au sujet des circonstances dans lesquelles Devrim Berktay avait été blessé.

  186.  En l’espèce, la Cour observe qu’après l’incident, le procureur de la République a entendu la mère et le père de Devrim Berktay, le voisin de palier ainsi que les policiers mis en cause. Il ressort des éléments du dossier qu’une enquête subséquente a été menée par les organes administratifs d’enquête et que deux enquêteurs ont recueilli les dépositions de ces mêmes personnes ainsi que celle de Devrim Berktay. Dans leurs déclarations, les requérants et Esma Berktay ont réitéré leurs allégations à l’encontre des policiers et les ont accusés de négligence dans l’accomplissement de leurs fonctions. Le deuxième enquêteur a joint à son dossier un rapport médical dans lequel les médecins avaient conclu que les séquelles constatées avaient mis en danger la vie de Devrim et provoqué un arrêt de travail de quarante cinq jours (paragraphe 43 ci-dessus).

  187.  Quant à la procédure pénale devant le tribunal correctionnel de Diyarbakir, la Cour est en particulier frappée par le fait que les requérants n’ont à aucun moment été informés du déroulement de cette procédure. Le tribunal ne les a pas convoqués et ils n’ont pas pu examiner les éléments du dossier. Les requérants ont déposé devant les policiers de la direction de la sûreté d’Antalya en décembre 1994 dans le cadre de l’investigation de l’affaire ; toutefois, le premier requérant a indiqué dans sa déposition orale qu’il avait signé sa déposition sous la contrainte et par peur de représailles (paragraphe 66 ci-dessus). La Cour relève en outre que seules les dépositions de trois des policiers mis en cause ont été recueillies par le tribunal correctionnel et que l’un des policiers a déposé en commission rogatoire.

  188.  La Cour a constaté que toutes les versions de l’incident produites par les policiers divergeaient sur des détails importants (paragraphes 131-136 ci-dessus). Nonobstant ces éléments troublants, le tribunal n’entreprit aucune investigation de son côté. Il ne s’évertua pas davantage à entendre tous les policiers ainsi que la version de l’incident des plaignants mais s’appuya entièrement sur les explications verbales de trois policiers et, tout en relevant que Devrim était dans les mains des prévenus juste avant sa chute, sans donner d’autres précisions, acquitta ces derniers au motif du manque de lien de causalité entre leur comportement et les blessures de Devrim.

  189.  Ainsi, indépendamment du fait qu’ils auraient ou non réussi à convaincre le tribunal que la police avait commis une faute en l’occurrence, les requérants avaient droit à ce que la police expliquât ses actions et ses omissions au cours d’une procédure contradictoire.

  190.  En conséquence, la Cour estime que les requérants ont été privés d’un recours effectif quant à leurs allégations à l’encontre des policiers, de façon à répondre aux exigences de l’article 13.

  Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

 

vI.  sur la violation alléguée de l’article 5 de la convention

  191.  Le second requérant affirme avoir été arbitrairement privé de sa liberté par la police qui l’a détenu à son domicile en usant de violence.

  192.  L’article 5 § 1 de la Convention est ainsi libellé :

 « 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

 a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

 b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

 c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

 d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

 e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

 f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

  193.  Le second requérant soutient qu’il a été détenu arbitrairement par la police lors de la perquisition effectuée à son domicile et au cours de laquelle il a été grièvement blessé, et conteste la régularité de cette détention au regard du droit interne et notamment sa conformité aux « voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

  194.  D’après le Gouvernement, l’intéressé, soupçonné de propagande terroriste, avait été appréhendé avec ses deux camarades en vertu de l’article 13 g) de la loi sur les devoirs et les pouvoirs de la police. En outre, les raisons de son arrestation lui auraient été communiquées par un procès-verbal et ses deux coprévenus auraient été mis en liberté après quarante-huit heures de détention.

  195.  La Cour note d’emblée l’importance fondamentale des garanties figurant à l’article 5 et visant au respect du droit des individus, dans une démocratie, d’être à l’abri d’une détention arbitraire opérée par les autorités. C’est précisément pour cette raison qu’elle ne cesse de souligner dans sa jurisprudence que toute privation de liberté doit observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale mais doit également se conformer au but même de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi maints autres, l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1864, § 118). Atteste de l’importance de la protection accordée à l’individu contre l’arbitraire le fait que l’article 5 § 1 dresse la liste exhaustive des circonstances dans lesquelles les individus peuvent être légalement privés de leur liberté, étant bien entendu que ces circonstances appellent une interprétation étroite puisqu’il s’agit d’exceptions à une garantie fondamentale de la liberté individuelle (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Quinn c. France du 22 mars 1995, série A n° 311, p. 17, § 42).

  196.  Il faut souligner aussi que les auteurs de la Convention ont renforcé la protection de l’individu contre une privation arbitraire de sa liberté par un ensemble de droits matériels conçus pour réduire au minimum le risque d’arbitraire en prévoyant que l’acte de privation de liberté est susceptible d’un contrôle juridictionnel indépendant et engagera la responsabilité des autorités. Les exigences de l’article 5 §§ 3 et 4, qui met l’accent sur la rapidité et le contrôle juridictionnel, revêt une importance particulière à cet égard. Une prompte intervention judiciaire peut conduire à la détection et à la prévention de mesures présentant une menace pour la vie ou de sévices graves transgressant les garanties fondamentales énoncées aux articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Aksoy précité, p. 2282, § 76). Sont en jeu ici la protection de la liberté physique des individus ainsi que la sûreté de la personne dans une situation qui, faute de garanties, pourrait saper la prééminence du droit et soustraire les détenus à l’empire des formes les plus rudimentaires de protection juridique.

  197.  La Cour en vient aux circonstances propres à l’espèce : le second requérant, qui avait dix-sept ans à l’époque des faits, était sous le contrôle de cinq policiers et privé de sa liberté pendant la perquisition à son domicile (paragraphes 128-129 ci-dessus). Toutefois, les motifs de son arrestation n’apparaissent pas clairement des éléments du dossier. Le procès-verbal d’arrestation du 3 février 1993 a mentionné que l’intéressé avait été arrêté pour propagande séparatiste ; les requérants et Esma Berktay ont déclaré que Devrim avait été arrêté et placé en garde à vue au motif qu’il n’avait pas sa carte d’identité sur lui.

  198.  L’article 13 g) de la loi sur les devoirs et pouvoirs de la police, auquel se réfère le Gouvernement, autorise tout agent de police à arrêter sans mandat toute personne au sujet de laquelle il existe de forts indices et preuves d’avoir commis ou tenté de commettre une infraction (paragraphe 117 ci-dessus).

  199.  La Cour souligne à cet égard que la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) contre les privations de liberté arbitraires. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Elle rappelle qu’il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (voir, notamment, l’arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990, série A n° 182, p. 16, § 32).

  200.  Se référant à ses considérations sur l’appréciation des preuves relatives à l’arrestation et la détention du second requérant (paragraphes 125-129 ci-dessus), la Cour relève que les éléments du dossier n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles. Par ailleurs, n’ayant pas fourni, hormis le procès-verbal d’arrestation, d’autres indices sur lesquels reposaient les soupçons dirigés contre l’intéressé, les explications du Gouvernement ne remplissent pas les conditions minimales de l’article 5 § 1 c).

  201.  Dans ces conditions, la Cour n’estime pas que la privation de liberté infligée à Devrim Berktay lors de la perquisition à son domicile ait été « une détention régulière » mise en oeuvre parce qu’il y avait « des raisons plausibles de soupçonner que [l’intéressé avait] commis une infraction ».

  Partant, il y eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

 

vII.  sur la violation alléguée de l’article 1 du protocole n° 1

  202.  Devant la Commission, le premier requérant s’est plaint de ce que la perquisition de son domicile par la police constituait une atteinte abusive à sa propriété. Dans ses observations sur le fond de l’affaire, il a indiqué qu’il ne souhaitait pas maintenir ce grief.

  203.  Cela étant, la Cour ne juge pas devoir examiner la question d’office.

 

vIIi.  Sur la violation alléguée de l’ancien article 25 de la convention

  204.  Les requérants se plaignent d’avoir été entravé dans l’exercice de leur droit de recours individuel, au mépris de l’ancien article 25 § 1 de la Convention (désormais l’article 34), ainsi libellé :

 « La Commission peut être saisie d’une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la présente Convention, dans les cas où la Haute Partie Contractante mise en cause a déclaré reconnaître la compétence de la Commission dans cette matière. Les Hautes Parties Contractantes ayant souscrit une telle déclaration s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

  205.  Les requérants exposent que les policiers ont exercé des pressions sur eux et qu’ils ont été interrogés non seulement sur l’incident mais notamment sur leur requête.

  Le premier requérant soutient qu’il avait signé ses dépositions recueillies par les policiers de la direction de la sûreté d’Antalya par peur de représailles et qu’il avait été obligé de déclarer n’avoir pas introduit de requête devant la Commission.

  Quant au second requérant, il prétend avoir été placé en garde à vue par la police à Antalya le 16 juillet 1994, mis en liberté suite à l’enquête préliminaire, avoir été interrogé par les policiers de la direction de la sûreté d’Antalya en avril 1997 et placé en détention pendant vingt-deux jours dans une cellule à la maison d’arrêt d’Antalya pour être relaxé suite à la procédure devant les institutions internes.

  Selon les intéressés, ces faits révèlent une ingérence dans le libre exercice de leur droit de recours individuel.

  206.  Le Gouvernement affirme que les autorités ont pris contact avec les requérants dans le cadre de la procédure d’enquête entamée à l’encontre des policiers en vertu de la loi sur les poursuites des fonctionnaires par le conseil administratif départemental de Diyarbakir et qu’ils n’ont fait l’objet d’aucune mesure d’intimidation ou de pression.

  207.  La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré par l’ancien article 25 soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec les institutions de la Convention, sans que les autorités ne les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs. A cet égard, le terme « presser » vise non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader les requérants, ou à les décourager de se prévaloir du recours qu’offre la Convention.

  En outre, pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’ancien article 25 § 1, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités l’influencent. Dans des affaires antérieures, la Cour a tenu compte de la vulnérabilité des villageois requérants et de ce que, dans le Sud-Est de la Turquie, porter plainte contre les autorités pouvait fort bien susciter une crainte légitime de représailles, et estimé qu’interroger des requérants sur leur requête à la Commission constituait une forme de pression illicite et inacceptable qui entravait le droit de recours individuel, au mépris de l’ancien article 25 de la Convention (Tanrikulu c. Turquie [GC], n° 23763/94, § 101, CEDH 1999-IV).

  208.  En l’espèce, les requérants n’ont pas présenté de preuve concrète et indépendante des mesures d’intimidation ou de harcèlement destinées à les empêcher de poursuivre la procédure qu’ils avaient engagée devant les institutions de la Convention. Par ailleurs, le premier requérant a indiqué dans sa déposition orale qu’aucune pression ne lui avait été faite pour qu’il retirât sa requête (paragraphe 66 ci-dessus). Quant au second requérant, la Cour observe notamment qu’il ne ressort pas des procès-verbaux d’arrestation postérieurs à l’incident (paragraphes 44 et 50 ci-dessus) que celui-ci ait été interrogé à propos de l’introduction de la présente requête devant la Commission.

  209.  Dans ces conditions, à la lumière des éléments dont elle dispose, la Cour estime que les faits ne sont pas suffisamment établis pour lui permettre de conclure que les autorités de l’Etat défendeur ont intimidé ou harcelé les requérants dans des circonstances destinées à les pousser à retirer ou modifier leur requête ou à les entraver de toute autre manière dans l’exercice du droit de recours individuel.

  En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’ancien article 25 de la Convention.

 

IX.  sur l’application de l’article 41 de la convention

  210.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

 « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage

  211.  Le premier requérant soutient que Devrim Berktay, âgé de vingt-cinq ans actuellement, présente des problèmes psychologiques assez importants et vit continuellement dans la peur et l’angoisse. Il produit un rapport médical d’un spécialiste des maladies mentales, établi le 27 juillet 2000, faisant état de ce que Devrim est sous traitement médical pour schizophrénie paranoïaque.

  212.  Le second requérant affirme également qu’à la suite de ses blessures et de leurs conséquences sur son équilibre psychique, il a dû interrompre ses études et s’est retrouvé dans l’incapacité permanente d’exercer une quelconque activité professionnelle. Compte tenu de ce qu’il était âgé de dix-sept ans à l’époque de l’incident, de l’espérance de vie moyenne pour un homme en Turquie et de ce qu’il aurait gagné l’équivalent de 250 livres sterling (GBP) par mois sur la base des tables actuarielles, le requérant réclame pour manque à gagner, la somme capitalisée de 70 500 GBP.

  213.  Se fondant notamment sur la gravité des violations commises et sur la nécessité d’inciter les autorités turques à respecter les normes juridiques, de façon à donner un caractère effectif à la fonction de maintien de l’ordre public en Europe dévolue à la Cour, le premier requérant réclame 20 000 GBP et le second requérant 50 000 GBP pour le préjudice moral.

  214.  Le Gouvernement conteste les montants réclamés par les requérants et fait valoir qu’il n’y a aucune violation à réparer, et qu’une satisfaction équitable éventuelle ne doit en tout cas pas dépasser les limites du raisonnable ou conduire à un enrichissement sans cause.

  215.  La jurisprudence de la Cour établit qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par l’intéressé(e) et la violation de la Convention, et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre autres, l’arrêt Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne du 13 juin 1994 (article 50), série A n° 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20). La Cour estime que le second requérant n’a pas établi de lien de causalité directe entre les violations constatées en l’espèce et le manque à gagner invoqué en raison de sa maladie mentale. Néanmoins, la Cour note que l’intéressé, qui avait dix-sept ans lors de l’incident, a subi un préjudice corporel en sus d’un préjudice moral (voir Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, § 123, CEDH 1999-V). En conséquence, statuant en équité, elle accorde la somme de 55 000 GBP au titre de préjudice corporel et moral subi par Devrim Berktay.

  En ce qui concerne le premier requérant, la Cour rappelle qu’outre les violations des articles 3 et 5 de la Convention concernant le second requérant, elle a estimé que les autorités n’avaient pas offert de recours effectifs quant aux allégations des requérants à l’encontre des policiers. Ainsi, statuant toujours en équité, la Cour alloue à Hüseyin Berktay 2 500 GBP pour préjudice moral.

 

B.  Frais et dépens

  216.  Les requérants demandent au total 26 568,71 GBP pour les honoraires et frais entraînés par le dépôt de leur requête, moins 26 636 francs français (FRF) versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire. Ils indiquent un montant de 5 451,59 GBP correspondant à des honoraires et des frais administratifs en rapport avec l’assistance assurée par le Projet kurde pour les droits de l’homme (KHRP) dans son rôle de liaison entre l’équipe de juristes au Royaume-Uni d’une part, et les avocats et eux-mêmes en Turquie d’autre part ; un montant de 8 592,12 GBP pour le travail effectué par les avocats en Turquie ; 12 000 GBP pour les honoraires de leurs représentants au Royaume-Uni ; 525 GBP pour des frais administratifs divers.

  217.  Les requérants demandent que la somme accordée par la Cour soit libellée en livres sterling et versée sur le compte en banque des requérants au Royaume-Uni.

  218.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande car elle est dénuée de fondement et au demeurant excessive. Il s’oppose catégoriquement à ce qu’une somme, quelle qu’elle soit, soit octroyée pour les frais et dépens encourus par le KHRP.

  219.  La Cour n’est pas convaincue que la somme demandée à propos du KHRP ait été nécessairement exposée ; elle rejette donc cette prétention. En ce qui concerne le surplus de la demande pour frais et dépens, statuant en équité et prenant en considération les détails des demandes soumises, la Cour accorde aux requérants la somme de 12 000 GBP, à majorer de tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée et à minorer des 26 636 FRF versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, la somme devant être versée sur le compte bancaire libellé en livres sterling détenu par les requérants au Royaume-Uni ainsi qu’il ressort de leur demande de satisfaction équitable.

 

C.  Intérêts moratoires

  220.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt, soit 7,5 % l’an.

 

 

par ces motifs, la cour

1.  Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ; 

 

2.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ; 

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention concernant le second requérant ; 

 

4.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention concernant le premier requérant ; 

 

5.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 de la Convention concernant le second requérant ; 

 

6.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ; 

 

7.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’ancien article 25 de la Convention ; 

 

8.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’Etat défendeur doit verser sur le compte bancaire libellé en livres sterling détenu par les requérants au Royaume-Uni, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,

      i.  pour dommage corporel et moral, 55 000 (cinquante cinq mille) livres sterling à Devrim Berktay, pour dommage moral, 2 500 (deux mille cinq cents) livres sterling à Hüseyin Berktay ;

      ii.  pour frais et dépens, 12 000 (douze mille) livres sterling pour les deux requérants, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 26 636 (vingt six mille six cent trente six) francs français versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire ;

b)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ; 

 

9.   Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

  Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er mars 2001 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour. 

 

 

      Vincent Berger Antonio Pastor Ridruejo 

 Greffier Président

  Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement de la Cour, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de M. Gölcüklü.

 

      A.P.R. 

 V.B.

 

 

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE 

DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ

  A mon grand regret, il ne m’est pas possible de partager la conclusion de la majorité de la Cour selon laquelle (point 5 du dispositif) il y a eu violation de l’article 5 au motif que la privation de liberté infligée à Devrim Berktay lors de la perquisition de son domicile ne constituait pas une « détention régulière » décidée sur la base de « raisons plausibles de soupçonner que [l’intéressé] a[vait] commis une infraction ».

  Je m’explique :

  1.  Il y a controverse sur les raisons qui ont conduit les forces de sécurité à arrêter et détenir Devrim Berktay, au demeurant pendant un laps de temps très court, correspondant à la durée de la perquisition effectuée à son domicile. La police dit avoir agi sur dénonciation d’un délit, l’intéressé et sa famille prétendant pour leur part que tout est venu d’un contrôle d’identité lors duquel, faute d’avoir ses papiers sur lui, Devrim Berktay n’avait pu exhiber sa carte d’identité aux forces de sécurité.

  2.  Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre il y avait une raison valable d’arrêter l’intéressé, et l’acte était régulier tant sur le terrain de la législation nationale que sous l’angle de la Convention. A mon avis, c’est à tort que la majorité s’est référée à la notion de « plausibilité des soupçons », question qui aurait pu se poser ultérieurement si l’on avait prolongé la garde à vue aux fins de traduire Devrim Berktay devant les autorités judiciaires compétentes.

  J’estime en conséquence qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 en l’espèce, et qu’il était de toute manière superflu d’examiner l’affaire sous cet angle.