COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME 

 

 

 

 

PREMIÈRE SECTION 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ABDURRAHMAN ORAK c. TURQUIE 

 

(Requête no 31889/96) 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  ARRÊT 

 

 

 

  STRASBOURG 

 

  14 février 2002 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

   

 

  En l'affaire Abdurrahman Orak c. Turquie,

  La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

      M. C.L. Rozakis, président,

      Mme F. Tulkens, 

 MM. G. Bonello, 

  P. Lorenzen, 

 Mme S. Botoucharova, 

 MM. A. Kovler, juges

  F. Gölcüklü, juge ad hoc, 

et de M. E. Fribergh, greffier de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 mars 2001 et 24 janvier 2002,

  Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 

 

PROCÉDURE

  1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 31889/96) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Abdurrahman Orak (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 5 juin 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

  2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté devant la Cour par Mes Naciye Kaplan et Bedia Buran, avocates à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.

  3.  La requête a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 2, 3, 5, 6, 13, 14 et 18 de la Convention.

  4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

  5.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

  6.  Par une décision du 29 mars 2001, la Cour a déclaré la requête recevable.

  7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée.

  8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).

 

 

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

  9.  Citoyen turc d'origine kurde, le requérant est né en 1950 et résidant à Bitlis. Il est ouvrier et le père d'Abdulselam Orak (ci-après « A.O. »), né en 1970 et décédé le 25 juin 1993.

 

A.  L'arrestation d'A.O.

  10.  Le 10 juin 1993, au cours d'une opération visant à arrêter plusieurs personnes soupçonnées d'être impliquées dans les activités du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan), les forces de sécurité se rendirent dans le village de Harabengesor à Bitlis (ville située dans le Sud-Est de la Turquie, soumise à l'état d'urgence).

  11.  Tôt le matin du 11 juin 1993, A.O., alors âgé de vingt-trois ans, marié et père d'un enfant, fut arrêté par les gendarmes alors qu'il se trouvait à son domicile. A.O. et un autre villageois, A. Gümüs (ci-après « A.G. »), également arrêté lors de l'opération en question, furent conduits à la compagnie de gendarmerie de Tatvan puis transférés au régiment de gendarmerie de Bitlis où ils furent placés en garde à vue.

 

B.  La tentative d'évasion et l'enquête administrative déclenchée par la suite

  12.  Le Gouvernement soutient que le 14 juin 1993 à 3 h 30 A.O. et A.G. ont tenté de s'enfuir alors qu'ils étaient placés sous surveillance dans les corridors de la gendarmerie. Lors de cette tentative d'évasion, une rixe eut lieu entre eux et les gendarmes.

  13.  D'après le procès-verbal du 14 juin 1993 dressé par les gendarmes chargés de surveiller A.O. et A.G., et portant les empreintes digitales de ces derniers, l'incident s'est déroulé comme suit :

 « (...) En raison du manque de place dans les locaux d'interrogatoire, A.O. et A.G. attendaient dans le corridor, menottes aux poignets et yeux bandés. Lors du changement de garde vers 3 h 30, les deux accusés ont pu ouvrir leurs menottes d'une manière indéterminée et agressé le gardien. Ce dernier a crié « Au secours ! Mon commandant » (...). Sur ce, trois gendarmes, à savoir I. Nabit, T. Han et Y. Kuru, ont forcé la porte derrière laquelle se trouvaient les deux accusés. La porte s'est alors ouverte et A.O. fut coincé entre cette porte et le mur (...). Quant à A.G., armé d'un bâton, celui-ci a foncé sur les gendarmes alors sans armes (...). Entre-temps, muni d'un manche à balai, A.O. a attaqué les gendarmes qui essayaient de le neutraliser. Le gendarme M. Basis a allongé A.O. à terre. Ce dernier a résisté aux gendarmes, leur a donné des coups de pied et les a insultés. Le gendarme I. Nabit lui a fermé la bouche et, sur ce, étant devenu hargneux, A.O. s'est mis à heurter son corps de gauche à droite. Suite à la rixe, il fut neutralisé et placé dans la salle de surveillance. »

  Il fut également constaté des égratignures et des traces de violences sur le corps d'A.O. et d' A.G. ainsi que sur celui des gendarmes.

  14.  Le requérant se dit prêt à accepter l'allégation de tentative de fuite mais s'interroge toutefois sur les conditions de celle-ci : il s'agissait d'une personne menottée et placée sous strict contrôle des forces de sécurité. Son fils a été placé en garde à vue dans une caserne militaire qui était sous haute surveillance par rapport aux locaux de la police. Il est difficile d'envisager une tentative de fuite dans de telles conditions.

  15.  Toujours le 14 juin 1993, à 11 heures, les quatre gendarmes furent examinés par un médecin qui constata sur leurs corps des ecchymoses, des dèmes et des égratignures dues à des coups et nécessitant un arrêt de travail de deux jours.

  16.  Il ressort du dossier qu'A.O. n'a pas été soumis à un examen médical suit à la tentative d'évasion alléguée. Le requérant soutient qu'à supposer même qu'une rixe ait eu lieu suite à cette tentative, son fils n'a été que légèrement blessé lors de cet incident.

  17.  Toujours le même jour, un commandant de la gendarmerie recueillit les dépositions des gendarmes, d'A.O. et d'A.G. ainsi que de deux témoins oculaires, à savoir M. Askar et A. Ivak, deux détenus repentis. Ces deux derniers ainsi que les gendarmes confirmèrent le contenu du procès-verbal d'incident suscité (paragraphe 13 ci-dessus). Quant à A.O. et A.G., ils affirmèrent qu'ils ne voulaient pas parler, qu'ils ne se souvenaient pas exactement de ce qui s'était passé.

  18.  La déposition d'A.O. fut consignée comme suit :

 « Moi, je ne veux pas parler de ce sujet. A. Gümüs et vous, vous êtes au courant de cet incident. Je ne me souviens pas exactement de l'incident. Voici ce dont j'ai à vous dire à ce sujet. ».

 

C.  Le décès d'A.O.

  19.  D'après les procès-verbaux des 14, 15, 16, 17, 18, 19 et 20 juin 1993 portant les signatures des gendarmes et l'empreinte digitale d'A.O., ce dernier avait entamé une grève de la faim pendant laquelle les gendarmes et le médecin militaire lui avaient administré une sérothérapie.

1.  L'hospitalisation

  20.  Le 20 juin 1993, A.O., dont l'état de santé s'aggravait, fut transféré à l'hôpital de Bitlis, puis à celui de Diyarbakir. Il lui fut diagnostiqué une « azotémie prérenale ». Les médecins l'ayant examiné constatèrent qu'il avait perdu connaissance et qu'il présentait des blessures réparties sur l'ensemble du corps.

  21.  Le 22 juin 1993, suite à des tomographies du cerveau, un hématome fut constaté dans la partie droite du cerveau ainsi qu'une contusion hémorragique et un gonflement cérébral dans la partie gauche d'A.O. Ce dernier fut alors transféré au service de neurologie de l'hôpital de Diyarbakir.

  22.  Le 23 juin 1993, sans être sorti du coma, A.O. décéda à l'hôpital de Diyarbakir.

2.  L'autopsie du 23 juin 1993

  23.  Le 23 juin 1993, une autopsie du corps d'A.O. fut effectuée en présence de deux médecins et du procureur de la République. Le rapport fit état de ce que le 20 juin 1993, à son entrée à l'hôpital, A.O. était inconscient et présentait des blessures réparties sur l'ensemble du corps. Les parties pertinentes du rapport d'autopsie se traduisent comme suit :

 « L'examen externe du corps : (...) probablement du fait d'être affamé, le ventre était creux, une ecchymose répandue sur la partie supérieure du bras, plusieurs ecchymoses de dimensions différentes sur les deux coudes, une ecchymose de 1 x 2 cm sur la partie latérale de l'os iliaque droit, des ecchymoses et des égratignures sur les pieds [et] sur l'omoplate, une égratignure sur le pavillon de l'oreille gauche [ont été constatées] (...). Aucune autre trace de violence n'a été constatée sur le corps (...). »

  Les deux médecins légistes confirmèrent les constats du procureur mentionnés ci-dessus. Ils indiquèrent en outre :

 « une ecchymose violette sur la partie interne supérieure du bras droit, une ecchymose (...) sur la partie externe latérale de la hanche gauche, une petite égratignure avec croûte près de l'extrémité et sur la partie latérale droite du pénis, une ecchymose violette sur la partie interne latérale des plantes de pieds, une lésion d'une égratignure avec croûte sur le pied droit, une escarre de décubitus d'une longueur de 10 x 10 cm sur la région du sacrum due à une position allongée prolongée [ont été constatées] (...)

 Il ressort des registres de l'hôpital que [le défunt] a été emmené à l'hôpital le 20 juin 1993, [qu']il avait perdu connaissance et présentait des blessures de différentes dimensions sur son corps, il avait l'air cachectique ; une blessure d'un cm de diamètre sur le coude, une blessure de 2 cm sur le pénis et l'aine, des blessures sur le bout du pied avaient été constatées (...)

 La tête a été ouverte : le cuir chevelu a été levé. Il a été observé des régions d'ecchymoses de 3 cm de diamètre sous le cuir chevelu sur la partie postérieure du pariétal droit, sur la partie pariétale temporale droite (...)

 Il ressort de l'examen des registres de l'hôpital, de l'analyse des graphiques et de l'autopsie que la mort résultait d'une complication crânienne survenue suite à une congestion intracrânienne ».

 

D.  L'enquête menée suite à la plainte du requérant

  24.  Le 6 juillet 1993, le requérant porta plainte auprès du parquet de Tatvan contre les gendarmes responsables de la garde à vue de son fils. Il soutint que ce dernier était décédé suite aux tortures que les gendarmes lui avaient fait subir lors de sa garde à vue.

  25.  Dans le cadre de l'enquête menée suite à la plainte du requérant, le 9 juillet 1993, le procureur de la République de Diyarbakir recueillit les dépositions des gendarmes responsables de la garde à vue d'A.O. A cet égard, les gendarmes Y. Kuru, M. Basis, N. Göktas, I. Nabit, N. Demir, T. Han, et A. Mert firent leurs dépositions et confirmèrent le procès-verbal du 14 juin 1993.

  26.  La déposition de Y. Kuru fut consignée comme suit :

 « Le 14 juin 1993, je montais la garde entre minuit et trois heures dans la zone des cellules de surveillance. En raison du manque de place dans ces cellules, A. Gümüs et A. Orak, les yeux fermés et les mains attachées, se trouvaient dans le corridor donnant dans les cellules de surveillance. J'ai remarqué qu'ils avaient ouvert les yeux, je les ai averti et leur ai fermé les yeux. Ensuite, je suis allé réveiller M. Basis qui allait monter la garde après moi. Lorsque je suis retourné au poste de garde, j'ai vu que les deux accusés avaient détaché leurs menottes et pris un bâton en main. Sur ce, j'ai fermé la porte et j'ai appelé les sergents I. Nabit et T. Han (...). Alors nous avons forcé la porte, A. Orak, qui se trouvait derrière, a été coincé. A. Gümüs, armé d'un bâton, s'est mis à marcher vers nous en agitant le bâton. Nous l'avons neutralisé avec deux sergents. Le soldat M. Basis tenait la porte pour empêcher la fuite d'A. Orak. Nous lui avons dit d'ouvrir la porte ; A. Orak a frappé le dos [de M. Basis]. Ensuite nous avons neutralisé A. Orak également (...) ».

  27.  De son côté, M. Basis a déclaré :

 « Le matin du 14 juin 1993, vers 3 heures - 3 h 30, j'ai entendu un bruit provenant de la zone des chambres de surveillance et j'ai vu les sergents spécialistes I. Nabit et T. Han avec le soldat Y. Guru forcer la porte. Je les ai aidé et nous avons ouvert la porte. Lorsque nous avons forcé la porte, A. Orak s'est coincé derrière et est tombé à terre. A. Gümüs marchait vers mes collègues en agitant le bâton. Moi, je suis resté avec A. Orak de l'autre côté de la porte et je l'ai fermée. A. Orak s'est levé peu après sa chute. Il était armé d'un bâton et il m'a attaqué. Entre-temps, mes collègues qui avaient neutralisé A. Gümüs m'ont demandé d'ouvrir la porte. Alors que j'allais ouvrir la porte, j'ai reçu un coup de bâton sur le dos. Lorsque mes collègues sont entrés, A. Orak s'est jeté à terre et nous l'avons neutralisé (...). »

  28.  A la demande du procureur de la République de Diyarbakir, le 16 septembre 1993, un collège de quatre médecins légistes établirent un rapport au sujet de la cause du décès d'A.O. Les parties pertinentes de leurs conclusions se lisent ainsi :

 « 1.  D'après l'analyse histo-pathologique, il est constaté une hyperlipémie [ excès de lipides dans le sang - hipermi] au cur, une bronchite purulente, une pneumonie lobulaire, des changements post mortem au niveau des reins, du foie et du cerveau ainsi qu'une hyperlipémie ;

 2.  D'après le rapport établi par le bureau d'expertise des analyses chimiques, aucune substance toxicologique n'a été décelée ;

 3.  Le décès de la personne, dont des lésions traumatiques de différentes dimensions et de différentes couleurs ont été constatées sur le corps, est dû à des modifications intracrâniennes liées à un choc traumatique et à des complications survenues par la suite. »

 

E.  L'action pénale engagée à l'encontre des présumés responsables du décès d'A.O.

  29.  Le 1er octobre 1993, le procureur de la République engagea une action publique devant la cour d'assises de Bitlis (« la cour d'assises ») à l'encontre des quatre gendarmes en question (T. Han, M. Basis, Y. Kuru et I. Nabit) pour homicide involontaire. Il les accusa d'usage excessif de la force lors de la tentative d'évasion du 14 juin 1993 ayant entraîné le décès d'une personne.

  Dans le même acte d'accusation, il entama également une action pénale à l'encontre d'A.G. pour résistance aux fonctionnaires.

  30.  A l'audience du 7 décembre 1993, la cour d'assises entendit trois des accusés, M. Basis, Y. Kuru et I. Nabit. Ceux-ci confirmèrent le procès-verbal du 14 juin 1993 et affirmèrent qu'ils n'avaient ni torturé ni battu A.O.

  31.  N. Demir, N. Göktas et A. Mert, sous-officiers de la gendarmerie, furent entendus par la cour d'assises en tant que témoins. Ces derniers affirmèrent qu'ils n'étaient pas témoins oculaires.

  32.  L'accusé T. Han, qui réitéra ses dépositions recueillies par le procureur, fut entendu à l'audience du 4 février 1994.

  33.  Le 3 mars 1994, la déposition d'A.G. fut recueillie par commission rogatoire. Celui-ci ne reconnut ni avoir résisté aux gendarmes ni tenté de s'enfuir. Il soutint que tant lui-même qu'A.O. avaient subi des tortures intenses lors de la garde à vue. Il affirma qu'ils avaient les yeux bandés lors de la garde à vue, qu'ils avaient subi des tortures intenses et qu'ils avaient ensuite été ramenés dans leurs cellules complètement déshabillés, abandonnés nus sur le béton, et ensuite dans l'eau. D'après A.G., A.O. avait été tué par les gendarmes qui l'avaient torturé.

  34.  Dans le cadre de la procédure pénale, la déposition de M. Askar fut recueillie le 18 mai 1994 par commission rogatoire. Il confirma le procès-verbal du 14 juin 1993 et affirma n'avoir pas vu les gendarmes battre A.O.

  35.  A l'audience du 9 février 1995, à la demande du procureur de la République, la cour d'assises décida de suspendre l'action pénale en vertu de l'article 4, alinéa i) du décret no 285 du 10 juillet 1987 relatif à l'autorité du préfet de la région soumise à l'état d'urgence (paragraphe 48 ci-dessous) et de soumettre l'affaire au comité administratif de Bitlis.

  36.  La préfecture de Bitlis chargea M. Ayazoglu, lieutenant-colonel de la gendarmerie, d'enquêter sur l'affaire.

  37.  Dans le cadre de l'enquête menée par M. Ayazoglu, les 24, 25 et 26 juillet 1995, celui-ci recueillit les dépositions de I. Nabit, T. Han, A. Ivak et M. Askar. Ces derniers confirmèrent le procès-verbal du 14 juin 1993.

  38.  Le 26 juillet 1995, M. Ayazoglu déposa son rapport et, faute de preuves suffisantes, n'estima pas nécessaire d'engager des poursuites pénales à l'encontre des gendarmes en cause.

  39.  Le 17 août 1995, le comité administratif de Bitlis rendit une décision de ne pas engager de poursuites à l'encontre des gendarmes concernés pour insuffisance de preuve.

  40.  Le 31 janvier 1996, les avocats du requérant adressèrent une lettre à la préfecture de Bitlis demandant le résultat de l'enquête menée par le comité administratif.

  41.  Le 21 mars 1996, le préfet adjoint de Bitlis les informa que, le 17 août 1995, le comité administratif de Bitlis avait rendu une décision de ne pas engager de poursuites à l'encontre des gendarmes en cause et que la procédure était toujours pendante devant le Conseil d'Etat.

  42.  Le 13 mai 1997, le Conseil d'Etat examina d'office la décision du 17 août 1997 et l'infirma.

  43.  Par la suite, la cour d'assises de Bitlis examina le fond de l'affaire et, le 25 novembre 1997, acquitta les accusés considérant que nonobstant les constats des rapports médicaux selon lesquels la mort était due à un choc traumatique, l'examen des preuves produites devant elle ne lui permettait pas d'établir que ce choc a été causé par les accusés. A l'appui de sa conclusion, elle tint compte des dépositions des accusés et de celles des témoins A. Ivak, M. Askar, N. Demir, A. Mert et N. Göktas.

  44.  Faute d'un pourvoi en cassation par le procureur de la République, le jugement du 25 novembre 1997 passa en force de chose jugée le 21 janvier 1998.

 

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

  45.  Les principes et procédures relatifs à la responsabilité pour des actes contraires à la loi peuvent se résumer comme suit.

 

A.  Les poursuites pénales

  46.  Le code pénal turc réprime toutes formes d'homicide (articles 448 à 455) et de tentative d'homicide (articles 61 et 62). Il érige aussi en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements). Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d'une enquête préliminaire au sujet des faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l'on porte à leur connaissance. Les infractions peuvent être dénoncées non seulement aux parquets ou aux forces de sécurité, mais également aux autorités administratives locales. Les plaintes peuvent être déposées par écrit ou oralement. Dans ce dernier cas, l'autorité est tenue d'en dresser procès-verbal (article 151).

  S'il existe des indices qui mettent en doute le caractère naturel d'un décès, les agents des forces de l'ordre qui en ont été avisés sont tenus d'en faire part au procureur de la République ou au juge du tribunal correctionnel (article 152). En vertu de l'article 235 du code pénal, tout agent public qui omet de dénoncer à la police ou au parquet une infraction dont il a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions est passible d'une peine d'emprisonnement.

  Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est avisé d'une situation permettant de soupçonner qu'une infraction a été commise est obligé d'instruire les faits afin de décider s'il y a lieu ou non de lancer l'action publique (article 153 du code de procédure pénale).

  47.  Lorsque les allégations visent des infractions terroristes, le procureur est privé de sa compétence au profit d'un système distinct de procureurs et de cours de sûreté de l'Etat répartis sur tout le territoire de la Turquie.

  48.  Si l'auteur présumé d'une infraction est un agent de la fonction publique et si l'infraction a été commise dans l'exercice de ses fonctions, l'enquête préliminaire obéit à la loi de 1913 sur les poursuites contre les fonctionnaires, qui limite la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, la décision de poursuivre ou non sont du ressort du comité administratif local compétent (celui du district ou du département, selon le statut du suspect). Une fois prise la décision de poursuivre, c'est au procureur qu'il incombe d'instruire l'affaire.

  Les décisions des comités administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat, dont la saisine est d'office en cas de classement sans suite.

  49.  En vertu de l'article 4 alinéa i) du décret no 285 du 10 juillet 1987 relatif à l'autorité du préfet de la région soumise à l'état d'urgence, la loi de 1913 s'applique également aux membres des forces de sécurité qui relèvent de l'autorité dudit préfet.

  50.  Si l'auteur présumé d'un délit est un militaire, la loi applicable est déterminée par la nature de l'infraction. C'est ainsi que s'il s'agit d'une « infraction militaire », au sens du code pénal militaire (loi no 1632), la procédure pénale est en principe conduite conformément à la loi no 353 portant création des tribunaux militaires et réglementation de leur procédure. Si un militaire est accusé d'une infraction de droit commun, ce sont normalement les dispositions du code de procédure pénale qui s'appliquent (article 145 § 1 de la Constitution et articles 9 à 14 de la loi no 353).

  Le code pénal militaire érige en infraction militaire le fait pour un membre des forces armées de mettre en danger la vie d'une personne en désobéissant à un ordre (article 89). En pareil cas, les plaignants civils peuvent saisir les autorités visées au code de procédure pénale ou le supérieur hiérarchique de la personne concernée.

  51.  L'article 365 du code de procédure pénale (CPP) contient aussi une disposition permettant à une personne de se constituer « partie intervenante » et ainsi d'agir aux côtés de l'accusation. Dans ce cas, l'intervenant peut également réclamer, en sa qualité de victime directe, la réparation de ses préjudices résultant de l'infraction, à condition de n'avoir pas auparavant saisi les tribunaux civils. Il appartient au juge, après consultation du parquet, de se prononcer sur la recevabilité de la constitution de « partie intervenante » (article 366 du CPP). Si celle-ci est accueillie, l'intervenant peut, à l'instar du procureur, se pourvoir en cassation contre le verdict rendu au regard des prévenus (article 371 du CPP).

 

B.  Les responsabilités civile et administrative du fait des infractions pénales

  52.  En vertu de l'article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d'un dommage résultant d'un acte de l'administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d'un an à compter de la date de l'acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n'a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

  53.  Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l'article 125 de la Constitution,

 « Tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel (...)

 L'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

  Ces dispositions consacrent une responsabilité objective de l'Etat, qui entre en jeu dès lors qu'il a été établi que dans les circonstances d'un cas donné l'Etat a manqué à son obligation de maintenir l'ordre et la sécurité publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et ce sans qu'il faille établir l'existence d'une faute délictuelle imputable à l'administration. Sous ce régime, l'administration peut donc se voir contrainte d'indemniser quiconque est victime d'un préjudice résultant d'un acte commis par des personnes non identifiées.

  54.  L'article 8 du décret-loi no 430 du 16 décembre 1990 est ainsi libellé :

 « La responsabilité pénale, financière ou juridique, du gouverneur de la région soumise à l'état d'urgence ou d'un préfet d'un département où a été proclamé l'état d'urgence ne saurait être engagée pour des décisions ou des actes pris dans l'exercice des pouvoirs que leur confère le présent décret, et aucune action ne saurait être intentée en ce sens contre l'Etat devant quelque autorité judiciaire que ce soit, sans préjudice du droit pour la victime de demander réparation à l'Etat des dommages injustifiés subis par elle. »

  55.  En vertu du code des obligations, toute personne qui subit un dommage du fait d'un acte illicite ou délictuel peut introduire une action en réparation, tant pour préjudice matériel (articles 41 à 46) que pour dommage moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le verdict des juridictions répressives sur la question de la culpabilité de l'accusé (article 53).

  Toutefois, en vertu de l'article 13 de la loi no 657 sur les agents de l'Etat, toute personne ayant subi un dommage du fait d'un acte relevant de l'accomplissement d'obligations régies par le droit public ne peut en principe intenter une action que contre l'autorité dont relève le fonctionnaire concerné, qui ne peut être attaqué directement (article 129 § 5 de la Constitution et articles 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n'est toutefois pas absolue. Lorsqu'un acte est jugé illicite ou délictuel et qu'il perd en conséquence son caractère d'acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent autoriser l'introduction d'une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'auteur lui-même, sans préjudice du droit pour la victime d'intenter une action contre l'administration en invoquant la responsabilité solidaire de celle-ci en sa qualité d'employeur du fonctionnaire (article 50 du code des obligations).

 

 

EN DROIT

I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

  56.  Le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes. D'après le Gouvernement, le requérant, qui ne s'est pas constitué « partie intervenante » (paragraphe 51 ci-dessus) au procès interne, n'a pas pu se pourvoir en cassation contre le jugement d'acquittement du 19 avril 1995 rendu à l'égard des gendarmes mis en cause. Le requérant aurait également pu obtenir la réparation du dommage matériel et du préjudice moral. Il se réfère aux articles 41-46, 47 et 53 du code des obligations (paragraphe 55 ci-dessus).

  57.  Pour sa part, le requérant réplique qu'il doit passer pour avoir satisfait à la règle d'épuisement des voies de recours dès lors qu'il a déposé une plainte devant le procureur compétent contre les responsables du décès de son fils. D'après lui, compte tenu du rôle central qu'occupent le procureur et le juge répressif dans le système de la justice pénale turque ainsi que des prérogatives attachées à leurs fonctions, même si les plaignants n'avaient pas participé à la procédure de manière active, les autorités avaient l'obligation d'enquêter d'office sur des allégations d'homicide commis par les fonctionnaires d'Etat et, le cas échéant, d'inculper les présumés auteurs du crime.

  58.  Le requérant soutient en outre que, dans ces circonstances, les voies d'indemnisation n'auraient pas pu prospérer.

  59.  La Cour estime que la thèse du Gouvernement est si étroitement liée à la substance des griefs du requérant sur le terrain des articles 2, 3 et 13 de la Convention qu'il y a lieu de joindre l'exception au fond (voir dans le même sens Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000-VII ; voir en outre l'arrêt Kremzow c. Autriche du 21 septembre 1993, série A no 268, p. 41, § 42 ; Athanassoglou et autres c. Suisse [GC], no 27644/95, CEDH 2000-IV).

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

  60.  Le requérant allègue que son fils est mort suite aux tortures qu'il a subies dans les locaux du régiment de gendarmerie de Bitlis. Il se plaint en outre de l'absence d'un système efficace et de l'insuffisance de la protection du droit à la vie en droit interne. Il dénonce une violation de l'article 2 de la Convention ainsi libellé :

 « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

 2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:

 a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;

 b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;

 c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

 

A.  Thèses des comparants

1.  Le requérant

  61.  Le requérant soutient que son fils est décédé suite aux tortures qu'il a subies lors de sa garde à vue qui a duré dix jours. Les autorités ont été incapables d'expliquer de manière satisfaisante comment son fils est décédé mais ont échafaudé une histoire manifestement conçue pour dissimuler la vérité. A cet égard, aucune explication satisfaisante n'a été donnée pour les régions ecchymotiques réparties entre autres sur les bras et les plantes des pieds, les égratignures sur les parties génitales et les autres traces de violence constatées sur l'ensemble du corps.

  62.  En ce qui concerne la tentative de fuite et la rixe survenue par la suite, version avancée par les autorités au sujet des blessures d'A.O., le requérant explique qu'il s'agissait d'une personne menottée et placée sous strict contrôle des forces de sécurité. Son fils a été mis en garde à vue dans une caserne militaire qui était sous haute surveillance et il est ainsi difficile d'envisager une tentative de fuite dans de telles conditions. En outre, à supposer même qu'une rixe ait eu lieu, son fils n'a été que légèrement blessé lors de cet incident. Toutefois, il est décédé huit jours plus tard. D'autre part, il n'est pas expliqué comment une personne blessée n'a été transférée à l'hôpital que six jours après l'incident ayant causé une blessure mortelle.

  63.  Le requérant invite également la Cour à conclure à la violation de l'article 2 de la Convention au motif que l'enquête menée sur le décès de son fils était à ce point insuffisante et ineffective qu'elle s'analyse en un manquement à l'obligation de protéger le droit à la vie.

2.  Le Gouvernement

  64.  Le Gouvernement soutient que les allégations du requérant sont dénuées de fondement. D'après lui, la seule certitude en la matière est que le fils du requérant a tenté de s'enfuir le 14 juin 1993 et qu'une rixe s'en est suivie entre les prévenus et les gendarmes, les uns voulant s'enfuir et les autres tentant de les en empêcher. Ensuite, A.O. a entamé une grève de la faim et, deux fois par jour, les gendarmes lui ont administré une sérothérapie. Quelques jours plus tard, il a été transféré à l'hôpital où il a trouvé la mort.

  65.  En ce qui concerne l'effectivité des recours internes, le Gouvernement fait valoir que le requérant, qui ne s'est pas constitué partie intervenante au procès pénal et qui ne l'a pas suivi régulièrement, est manifestement de mauvaise foi. En outre, nonobstant les recours invoqués ci-dessus, le requérant n'a pas fait preuve de diligence pour utiliser les voies de recours disponibles.

 

B.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes généraux

  66.  L'article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d'infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation. Avec l'article 3, il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d'infliger la mort doivent dès lors s'interpréter strictement. L'objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l'article 2 soit interprété et appliqué d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147).

  67.  Pris dans son ensemble, le texte de l'article 2 démontre qu'il ne vise pas uniquement l'homicide intentionnel mais également les situations où un usage légitime de la force peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le caractère délibéré ou intentionnel du recours à la force meurtrière n'est toutefois qu'un élément parmi d'autres à prendre en compte dans l'appréciation de la nécessité de cette mesure. Tout recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c). A cet égard, l'emploi des termes « absolument nécessaire » figurant à l'article 2 § 2 indique qu'il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l'intervention de l'Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l'article 2 (voir Ogur c. Turquie [GC], no 21594/93, pp. 606-607, § 78, CEDH 1999-III).

  68.  Compte tenu de l'importance de la protection de l'article 2, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les cas où l'on inflige la mort, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l'Etat mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire. Les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu'un individu est placé en garde à vue alors qu'il se trouve en bonne santé et que l'on constate qu'il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l'Etat de fournir une explication plausible pour l'origine des blessures (voir, parmi d'autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V). L'obligation qui pèse sur les autorités de justifier le traitement infligé à un individu placé en garde à vue s'impose d'autant plus lorsque cet individu meurt.

  69.  Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu'ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, § 161). Toutefois, une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (voir l'arrêt Salman précité, § 100).

2.  L'établissement des faits

  70.  La Cour relève d'abord que dans la procédure devant elle, ni le requérant ni le Gouvernement n'ont contesté les faits tels qu'il ressort des éléments du dossier. Le seul désaccord porte sur les circonstances exactes entourant la cause principale du décès d'A.O. S'appuyant sur le procès-verbal du 14 juin 1993 ainsi que sur le résultat de l'enquête et la procédure pénales, le Gouvernement explique le décès par la rixe survenue le 14 juin 1993 et la grève de faim qu'A.O. a entamé par la suite. Le requérant soutient qu'à supposer même qu'une rixe ait eu lieu le 14 juin, son fils n'a été que légèrement blessé lors de cet incident. D'autre part, indépendamment de cette question, il soutient que ce sont l'usage excessif de la force et des différentes techniques de torture ainsi que l'absence de soins médicaux qui ont entraîné la mort de son fils.

  Cela étant et conformément à sa pratique habituelle, la Cour examinera donc les questions qui se posent à la lumière des éléments que lui ont fournis le requérant et le Gouvernement et, au besoin, qu'elle se procure d'office (voir l'arrêt Andronicou et Constatinou c. Chypre du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, p. 2099, § 174).

3.  Le décès d'A.O.

  71.  La Cour note qu'aucun des comparants ne conteste la principale cause du décès, à savoir une congestion cérébrale due à un choc traumatique. Quant à l'origine de ce choc, les parties fournissent des explications divergentes. D'après le requérant, ce sont l'usage excessif de la force et des différentes techniques de torture ainsi que l'absence de soins médicaux qui ont entraîné la mort de son fils. Il ressort des observations du Gouvernement que celui-ci invoque le paragraphe 2 b) de l'article 2 de la Convention.

  72.  La Cour doit donc d'abord examiner à présent si, à supposer qu'A.O. ait tenté de fuir le 14 juin 1993 et que les gendarmes aient été obligés de recourir à la force pour l'empêcher, la force utilisée par les forces de sécurité à l'égard de la victime pouvait passer pour absolument nécessaire et donc strictement proportionnée à l'un des buts visés au paragraphe 2 de l'article 2, parmi lesquels seul entre en ligne de compte, dans les circonstances de la cause, celui d'« empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ».

  73.  A cet égard, la Cour relève que, tel qu'il ressort du procès-verbal du 14 juin 1993 (paragraphe 13 ci-dessus), A.O., menottes aux poignets et les yeux bandés, était placé sous surveillance des gendarmes dans les corridors de la gendarmerie, et a tenté de s'évader avec A.G. Les gendarmes sont intervenus et ont employé la force pour les en empêcher. A.O. a alors été coincé entre la porte et le mur des locaux de la gendarmerie et été blessé.

  74.  La Cour est frappée par le fait que les autorités chargées de surveiller A.O. n'ont pas estimé nécessaire de le soumettre à un examen médical suite à l'incident en cause. Un tel examen médical aurait pu déceler ses blessures et établir la nécessité d'une intervention rapide à une personne blessée.

  Au demeurant, il convient de rappeler que si les blessures d'A.O. résultaient de l'usage de la force lors de cet incident, il incomberait au Gouvernement d'apporter des preuves pertinentes, à savoir notamment des pièces médicales et des procès-verbaux détaillés, démontrant que le recours à la force des gendarmes était proportionné et absolument nécessaire (voir, mutatis mutandis, Altay c. Turquie, no 22279/93, 22.5.2001, § 54 ; Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72-76, CEDH 2000-XII ; voir également l'arrêt Ribitsch c. Autriche du 4 décembre 1995, série A no 336, pp. 25-26, § 34). Tel n'est pas le cas en l'espèce. De surcroît, aucun élément de preuve soumis à l'examen de la Cour n'établit l'origine du traumatisme à la tête.

  75.  La Cour relève en outre que l'enquête pénale ouverte suite au décès d'A.O. et la procédure pénale engagée à l'encontre des gendarmes apportent peu d'éléments pouvant établir l'origine d'un choc mortel ou des blessures en question. Il s'agit de deux versions radicalement contradictoires : celle des gendarmes est fondée sur le procès-verbal du 14 juin 1993 et celle d'A.G. niant la tentative de fuite et la rixe survenue par la suite (paragraphes 13 et 33 ci-dessus).

  Or, lors de l'enquête et de la procédure pénales, les autorités se sont contentées de rechercher la responsabilité pénale des gendarmes ayant participé à l'incident du 14 juin 1993 sans essayer de déterminer les origines éventuelles du traumatisme mortel ou des blessures en question.

  76.  A la lumière de ce qui précède, la Cour n'estime pas nécessaire de spéculer sur la question de savoir si A.O. a subi un traumatisme à la tête ou s'est blessé la tête lors de la prétendue tentative de fuite, étant donné qu'indépendamment de l'origine du traumatisme en question, il y a plusieurs éléments « satisfaisants et convaincants » selon lesquels le décès relève de la responsabilité de l'Etat défendeur, au sens du premier paragraphe de l'article 2 de la Convention.

  77.  D'abord, nul ne conteste qu'A.O., âgé de vingt-trois ans, a été arrêté le 11 juin 1993 alors qu'il se trouvait en bonne santé et qu'il ne présentait ni pathologie ni blessure antérieures. Suite à son arrestation, celui-ci a d'abord été conduit dans les locaux de la gendarmerie de Tatvan, puis placé en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Bitlis. Dès lors, toutes les blessures constatées pendant cette période engagent, en principe, la responsabilité de l'Etat. Une responsabilité « négative » d'abord, consistant à ne pas recourir à un usage excessif de la force, même dans des circonstances relevant du paragraphe 2 a), b et c) de la Convention. Une responsabilité « positive » ensuite qui pèse sur l'Etat afin de protéger la vie des personnes privées de liberté.

  78.  La Cour relève qu'A.O., qui présentait alors des blessures répandues sur son corps ainsi qu'un traumatisme à la tête, n'a été transféré vers un hôpital que le 20 juin 1993, soit six jours après la tentative d'évasion alléguée. Ce jour-là, le 20 juin 1993, alors qu'il avait été transféré à l'hôpital, A.O. avait déjà perdu conscience et était entré dans le coma (paragraphe 20 ci-dessus).

  Or, le Gouvernement ne fournit aucune explication plausible pour les régions ecchymotiques réparties entre autres sur les bras, la cuisse, les plantes des pieds et les pariétaux ainsi que les égratignures sur les parties génitales (paragraphe 23 ci-dessus).

  79.  En outre, d'après le rapport d'autopsie du 23 juin 1993, le décès était dû à une congestion cérébrale. Cette conclusion a été confirmée par un rapport établi par quatre médecins légistes le 16 septembre 1993 (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). Le Gouvernement ne fournit pas davantage d'explication plausible des causes de la congestion cérébrale ayant apparemment entraîné le décès.

  De plus, il ressort du dossier que, durant la garde à vue, les autorités de la gendarmerie se sont contentées d'administrer une sérothérapie à A.O. qui présentait des blessures graves et souffrait entre autres d'une escarre de décubitus d'une longueur de 10 x 10 cm sur la région du sacrum due à une position allongée prolongée.

  80.  Partant, au vu des éléments du dossier en sa possession, la Cour estime que la responsabilité du Gouvernement quant à ce décès est engagée du fait qu'il n'a pas donné d'explication pour l'origine de la congestion cérébrale ayant entraîné le décès d'A.O. et d'avoir manqué à son obligation de protéger la vie de celui-ci alors qu'il se trouvait soumis à son contrôle pendant la garde à vue.

  Il s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 2 à cet égard.

2.  Quant à l'allégation d'insuffisance de l'enquête

  81.  La Cour rappelle que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d'enquête effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (voir, mutatis mutandis, les arrêts McCann et autres précité, p. 49, § 161, et Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105).

  82.  A cet égard, la Cour souligne que l'obligation susmentionnée ne vaut pas seulement pour les cas où il a été établi que la mort a été provoquée par un agent de l'Etat. Le requérant a porté officiellement plainte au sujet de la mort de son fils auprès des autorités compétentes. Par ailleurs, le simple fait que les autorités aient été informées du décès en garde à vue d'A.O. donnait ipso facto naissance à l'obligation, découlant de l'article 2, de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles il s'était produit (voir, mutatis mutandis, les arrêts Ergi c. Turquie du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1778, § 82, et Yasa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-IV, p. 2438, § 100).

  83.  La Cour relève que suite à la plainte déposée par le requérant, le procureur ne semble pas avoir douté de la version officielle des événements lorsque, dans son acte d'accusation, il a accusé les gendarmes d'homicide involontaire résultant de l'usage excessif de la force lors de la tentative de fuite alléguée du 14 juin 1993 (paragraphe 29 ci-dessus). D'ailleurs, lors de son enquête préliminaire, il s'est borné à ordonner une expertise médicale et à interroger les gendarmes responsables de la garde à vue d'A.O. sans se soucier de convoquer A.G. La Cour considère que les déclarations de ce dernier sont fondamentales dans la mesure où celui-ci était le seul témoin, outre les gendarmes, se trouvant auprès du fils du requérant au moment où la rixe alléguée s'est produite.

  Or, les déclarations d'A.G. ne furent établies que le 3 mars 1994 par commission rogatoire. Aucun magistrat ayant enquêté sur l'affaire ou l'ayant jugée n'a eu l'occasion de questionner ce témoin clé qui a nié catégoriquement l'existence d'une tentative d'évasion et d'une rixe survenue par la suite.

  84.  L'enquête subséquente menée par les organes administratifs d'instruction n'a guère remédié aux lacunes relevées ci-dessus dans la mesure où M. Ayazoglu, lieutenant-colonel de la gendarmerie, chargé d'enquêter sur l'affaire n'estima pas nécessaire d'engager des poursuites à l'encontre des gendarmes faute de preuve suffisantes (paragraphe 38 ci-dessus).

  85.  La Cour relève encore que la cour d'assises de Bitlis qui a pu enfin trancher l'affaire décida, le 25 novembre 1997, d'acquitter les gendarmes responsables de la garde à vue d'A.O. au motif d'absence de preuve lui permettant d'établir que le choc traumatique a été causé par les accusés (paragraphe 43 ci-dessus) sans pouvoir donner une explication concernant les déclarations d'A.G. Cette conclusion fondée exclusivement sur les dépositions des accusés et des autres gendarmes se trouvant dans la caserne militaire ne saurait être acceptée compte tenu de l'absence de motifs permettant d'expliquer la divergence radicale des deux versions et de la nature des blessures constatées sur les différentes parties du corps du défunt.

  86.  En ce qui concerne l'absence d'un pourvoi en cassation introduit par le requérant contre l'arrêt du 25 novembre 1997, la Cour rappelle d'abord qu'en droit pénal turc, lorsqu'une action pénale est introduite par le ministère public, seul un plaignant qui s'est constitué « partie intervenante » est habilité à se pourvoir en cassation. Compte tenu du rôle central qu'occupent le procureur et le juge répressif dans le système de la justice pénale turque ainsi que des prérogatives attachés à leurs fonctions, la Cour n'est pas convaincue que la voie de cassation dont disposait en théorie le requérant aurait pu présenter quelque chance de préciser ou de compléter davantage les éléments de preuves disponibles à l'époque pertinente ou qu'elle aurait été de nature à modifier de façon notable les résultats de l'enquête et/ou du procès pénaux. Il convient donc de considérer que le requérant a satisfait à l'exigence d'épuiser les recours pertinents en matière pénale (voir l'arrêt Salman précité, § 108).

  87.  La Cour conclut que les autorités n'ont pas mené d'enquête effective sur les circonstances entourant le décès d'A.O., ce qui rend les recours civils également inopérants dans les circonstances de l'espèce. Partant, elle rejette les volets pénal et civil de l'exception préliminaire du Gouvernement (paragraphes 56-59 ci-dessus) et conclut à la violation de l'article 2 à cet égard.

 

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

  88.  Le requérant soutient que son fils a été torturé avant son décès. Il invoque l'article 3 de la Convention qui se lit comme suit :

 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

  89.  Le requérant prétend que son fils a été soumis à un traitement s'analysant en torture alors qu'il se trouvait en garde à vue à la gendarmerie de Bitlis. Se fondant sur le rapport d'autopsie du 23 juin 1993 (paragraphe 23 ci-dessus), il soutient que son fils a été victime d'au moins quatre techniques de torture durant sa garde à vue : la pendaison par les bras (ce qui explique des régions ecchymotiques réparties entre autres sur les bras), la « falaka » (ce qui explique des régions ecchymotiques réparties sur les plantes des pieds), les électrocutions (égratignures sur les parties génitales) et la bastonnade (autres traces de violences constatées sur l'ensemble du corps). En outre, d'après lui, son fils est resté longtemps allongé ce qui a causé l'escarre de décubitus sur la région du sacrum.

  90.  Le Gouvernement conteste les arguments du requérant et soutient que les éléments médicaux ne révèlent aucun signe de torture.

  91.  La Cour relève qu'il ressort du rapport d'autopsie du 23 juin 1993 qu'A.O. présentait des blessures réparties sur l'ensemble de son corps. Ce rapport ainsi que celui du 16 septembre 1993, établi par un collège de quatre médecins, confirment la présence de lésions traumatiques de différentes dimensions et de différentes couleurs sur le corps de l'intéressé (paragraphes 23 et 28 ci-dessus).

  92.  A supposer qu'une partie des blessures en question puisse être expliquée par l'usage de la force lors de la tentative de fuite alléguée, comme la Cour l'a conclu plus haut (paragraphe 77 ci-dessus), le Gouvernement ne fournit aucune explication plausible pour les régions ecchymotiques réparties entre autres sur les bras, la cuisse, les plantes des pieds et les pariétaux ainsi que pour les égratignures sur les parties génitales, alors qu'A.O. était en bonne santé avant sa garde à vue. De surcroît, les autorités chargées d'enquêter sur le décès d'A.O. n'ont pas estimé nécessaire d'approfondir l'affaire en vue d'établir les causes éventuelles de ces blessures.

  93.  En l'absence d'une explication plausible, la Cour estime établi en l'espèce que les lésions dont les traces ont été constatées sur la personne d'A.O. ont été causées par un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité.

  A la lumière de ce qui précède et compte tenu de l'ensemble des éléments soumis à son examen, la Cour conclut que la manière dont A.O. a été traité lors de sa garde à vue constitue un traitement prohibé par l'article 3 de la Convention.

  94.  Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

 

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

  95.  Dénonçant l'absence de mécanisme efficace auquel il aurait pu recourir pour obtenir que soient établies les circonstances dans lesquelles s'est produite la mort de son fils, le requérant se plaint de ce que le caractère insuffisant de l'enquête menée sur le décès l'a privé de l'accès à un tribunal en vue d'intenter une action en réparation au mépris de ses droits garantis par les articles 6 et 13 de la Convention.

  96.  Il convient d'examiner le grief que le requérant tire de l'article 6 en liaison avec l'obligation plus générale que l'article 13 de la Convention fait peser sur les Etats contractants, selon lequel ils doivent fournir un recours effectif pour les violations de la Convention, y compris de l'article 2, auxquelles on ne saurait remédier par le simple octroi de dommages-intérêts à la famille de la victime (voir l'arrêt Kaya précité, Recueil 1998-I, p. 329, § 105).

  L'article 13 de la Convention est ainsi libellé :

 « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

  97.  La Cour réaffirme que l'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu d'un « grief défendable » fondé sur la Convention et offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'Etat défendeur (voir les arrêts Aksoy c. Turquie, Recueil 1996-VI, p. 2286, § 95 ; Aydin c. Turquie du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 1895-1896, § 103, et Kaya précité, pp. 329-330, § 106).

  Vu l'importance fondamentale du droit à la protection de la vie, l'article 13 impose, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables de la mort et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête (arrêt Kaya précité, pp. 330-331, § 107).

  98.  Sur la base des preuves produites en l'espèce, la Cour a jugé le Gouvernement responsable, au regard des articles 2 et 3 de la Convention, du décès du fils du requérant et des traitements incompatibles avec l'article 3 de la Convention qu'il a subis en garde à vue. Les griefs énoncés par le requérant à cet égard sont dès lors « défendables » aux fins de l'article 13 (voir les arrêts Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, série A no 131, p. 23, § 52 ; Kaya précité, pp. 330-331, § 107, et Yasa précité, p. 2442, § 113).

  99.  Les autorités avaient donc l'obligation de mener une enquête effective sur les circonstances entourant le décès du fils du requérant. Pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 81-87), la Cour ne peut considérer qu'une enquête judiciaire effective ait été menée conformément à l'article 13, dont les exigences peuvent être plus amples que l'obligation d'enquêter imposée par l'article 2 (arrêt Kaya précité, pp. 330-331, § 107). La Cour estime dès lors que le requérant a été privé d'un recours effectif pour se plaindre du décès de son fils et n'a donc pas eu accès à d'autres recours théoriquement disponibles, tels qu'une action en dommages-intérêts.

  En conséquence, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.

 

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5, 14 ET 18 DE LA CONVENTION

  100.  Le requérant soutient que son fils a subi une détention arbitraire qui a entraîné son décès. Il affirme également qu'il y a eu violation de l'article 14 combiné avec les articles 2, 3, 5, 6 et 13 en raison d'une discrimination fondée sur l'origine ethnique de son fils. Enfin, le requérant dénonce une violation de l'article 18 en ce que les faits de la cause démontreraient des abus de pouvoir manifestes de la part de l'Etat.

  101.  La Cour constate que ces griefs portent sur les mêmes faits que ceux considérés sur le terrain des articles 2, 3 et 13 de la Convention. Eu égard à sa conclusion quant au respect de ceux-ci (paragraphes 71-99 ci-dessus), elle n'estime pas nécessaire de les examiner séparément (voir Yasa précité, § 120 et Demiray c. Turquie, no 27308/95, § 57, CEDH 2000-XII).

 

VI.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

  102.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

 « Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

  103.  L'intéressé soutient que lui-même et son fils sont victimes de violations spécifiques de la Convention. Il invite la Cour à lui octroyer la somme de 84 000 dollars américains (USD) au titre de la perte de revenus. Il fait valoir que son fils travaillait comme agriculteur et éleveur de bétail et était âgé de vingt-trois ans au moment de son décès. Son revenu a été calculé par référence au salaire minimum fixé par l'Etat, à savoir 1 680 USD par an et eu égard à l'espérance de vie moyenne en Turquie. En outre, le décès de son fils aurait privé sa veuve et son fils d'un soutien matériel important. Il réclame également 400 USD pour les frais d'inhumation.

  104.  Le Gouvernement juge excessifs les montants demandés. Rien ne justifierait d'accorder les sommes réclamées par le requérant qui ne sont nullement appuyées par des justificatifs.

  105.  Pour ce qui est de la demande du requérant concernant la perte de revenus, la jurisprudence de la Cour établit qu'il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre autres, l'arrêt Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne du 13 juin 1994 (article 50), série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20). La Cour a constaté (paragraphe 70-98 ci-dessus) qu'elle peut tenir pour établi qu'A.O. est décédé à la suite de son arrestation par les forces de l'ordre et que la responsabilité de l'Etat est engagée au regard des articles 2, 3 et 13 de la Convention. Dans ces conditions, il existe bien un lien de causalité directe entre la violation de l'article 2 et la perte par les héritiers d'A.O. du soutien financier qu'il leur fournissait. Dès lors, eu égard à la gravité des violations constatées (paragraphes 71-99 ci-dessus) ainsi qu'à des considérations d'équité, la Cour alloue la somme de 45 000 euros (EUR), montant à verser au requérant qui le détiendra pour les héritiers de son fils.

  106.  Quant au dommage matériel réclamé au titre du requérant lui-même, la Cour relève que le dossier ne comporte aucune indication sur l'aide qu'apportait A.O. à son père. Dans ces conditions, la Cour ne saurait accueillir la demande de réparation présentée à ce titre.

  En ce qui concerne les frais d'inhumation réclamés par le requérant, la Cour considère qu'il convient d'allouer une réparation car ces frais sont la conséquence directe de la violation constatée au titre de l'article 2 de la Convention et elle juge raisonnable la somme réclamée par le requérant. La Cour accorde donc au requérant la somme de 457 EUR.

 

B.  Dommage moral

  107.  Le requérant réclame 200 000 USD au nom de son fils et en son nom propre pour préjudice moral.

  108.  Le Gouvernement juge excessif le montant demandé. Il fait valoir que si la Cour constate une quelconque violation de la Convention, un montant symbolique peut constituer la satisfaction équitable.

  109.  La Cour rappelle qu'elle a constaté une violation substantielle et procédurale de l'article 2 ainsi qu'une violation des articles 3 et 13. Prenant acte des sommes précédemment octroyées dans des affaires concernant l'application de cette même disposition dans le Sud-Est de la Turquie (voir les arrêts Kaya précité, p. 333, § 122 ; Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1734, § 88 ; Ergi précité, p. 1785, § 110 ; Yasa précité, pp. 2444-2445, § 124 ; et Ogur précité) et tenant compte des circonstances de l'affaire, la Cour décide d'allouer au requérant la somme de 22 500 EUR, montant que celui-ci détiendra pour les héritiers de son fils. En ce qui concerne le requérant lui-même, la Cour estime que celui-ci a indéniablement subi un dommage en raison de la violation constatée, et, statuant en équité, lui octroie 4 000 EUR.

 

C.  Frais et dépens

  110.  Le requérant sollicite 2 336 USD en remboursement des frais et dépens exposés pour la présentation de sa requête. Ce montant inclut les travaux effectués, les frais de télécommunications, la prise en charge de l'affaire et la préparation des observations.

  111.  Le Gouvernement juge excessif le montant demandé.

  112.  Statuant en équité, la Cour accorde au requérant la somme de 2 660 EUR à minorer des 4 100 francs français perçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire.

 

D.  Intérêts moratoires

  113.  La Cour estime approprié de fixer à 4,26 % le taux annuel des intérêts moratoires sur les sommes octroyées en euros.

 

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Joint au fond, à l'unanimité, l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ; 

 

2.  Rejette, à l'unanimité, l'exception préliminaire du Gouvernement ; 

 

3.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention quant au décès d'Abdulselam Orak pendant sa garde à vue ; 

 

4.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en ce que les autorités n'ont pas mené d'enquête suffisante et effective sur les circonstances du décès d'Abdulselam Orak pendant sa garde à vue ; 

 

5.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ; 

 

6.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ; 

 

7.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs du requérant au titre des articles 5, 6 § 1, 14 et 18 de la Convention ; 

 

8.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes ci-après, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 45 000 EUR (quarante-cinq mille euros) pour dommage matériel, somme que le requérant détiendra pour les héritiers de son fils ainsi que 457 EUR (quatre cent cinquante-sept euros) au titre de frais d'inhumation ;

ii. 22 500 EUR (vingt-deux mille cinq cents euros) pour dommage moral, somme que le requérant détiendra pour les héritiers de son fils et 4 000 EUR (quatre mille euros) au titre du dommage moral subi par le requérant ;

iii. 2 660 EUR (deux mille six cent soixante euros) plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, moins 4 100 FRF (quatre mille cent francs français) versés par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire ;

b)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ; 

 

9.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

  Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 février 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 

      Erik Fribergh Christos Rozakis 

 Greffier Président

  Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion partiellement dissidente de M. F. Gölcüklü.

 

 

C.R. 

E.F. 

 

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE 

DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ

  Je regrette de ne pouvoir souscrire ni au point 6 du dispositif de l'arrêt (constatation d'une violation de l'article 13) ni à la partie du point 8 (application de l'article 41) relative à l'octroi d'une indemnité pour dommage matériel.

  Je m'explique :

  1.  A mon avis, dès lors que, prenant en compte l'aspect procédural de l'article 2 de la Convention, on a conclu à la violation de cette disposition au motif qu'il n'y a pas eu d'enquête effective sur le décès à l'origine de la plainte, aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 13. L'insuffisance de l'enquête menée sur le décès, qui a donné lieu aux griefs de la requérante fondés sur l'article 2 et sur l'article 3, signifie automatiquement qu'il n'y a pas eu de recours effectif devant une instance nationale, au sens de l'article 13.

  Ce raisonnement fut d'ailleurs tenu par la Commission dans bon nombre d'affaires (voir, entre autres, les affaires Aytekin c. Turquie, requête no 22880/93, Rapport du 18 septembre 1997 ; Ergi c. Turquie, requête no 23818/94, Rapport du 20 mai 1997 ; et Yasa c. Turquie, requête no 22495/93, Rapport du 8 avril 1997). Quant à la Cour, je relève que, dans quatre affaires très récentes dirigées contre le Royaume-Uni et qui se rapprochaient fortement de la présente espèce, elle a elle aussi jugé qu'aucune question distincte ne se posait sur le terrain de l'article 13 dès lors qu'elle avait constaté une violation de l'article 2 dans son aspect procédural, de sorte que c'étaient les mêmes faits qui étaient en cause. Elle s'est exprimée ainsi :

 « Quant aux griefs du requérant relatifs aux investigations menées par les autorités au sujet du décès, ils ont été examinés sous l'aspect procédural de l'article 2 (...) La Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce.

 Elle conclut dès lors qu'il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention. »

  Pour plus de détails en la matière, je renvoie notamment aux opinions dissidentes jointes par moi aux arrêts Ergi c. Turquie du 28 juillet 1998 (Recueil des arrêts et décisions 1998-IV), Akkoç c. Turquie du 10 octobre 2000 (CEDH 2000-X) et Tas c. Turquie du 14 novembre 2000.

  2.  Quant à la partie du point 8 du dispositif relative à l'octroi d'une indemnité pour dommage matériel au titre de l'article 41 de la Convention, je suis en profond désaccord avec la majorité. J'estime qu'une indemnité pour dommage matériel ne peut être allouée aux ayants droit que si leurs prétentions ont été dûment étayées et justifiées et qu'il y a une lien de causalité direct et étroit entre les faits dénoncés et le dommage allégué. C'est aussi l'opinion que la Cour a exprimée à plusieurs reprises (voir notamment les arrêts Incal c. Turquie du 9 juin 1998, §§ 81-82, Parti socialiste et autres c. Turquie du 25 mai 1998, §§ 57-58, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie du 8 décembre 1999, §§ 53-54). Or lesdites conditions ne peuvent passer pour remplies lorsque, comme en l'espèce, les prétentions avancées procèdent non de la perte subie, mais du gain manqué. Le dossier de la présente affaire ne comporte aucune pièce, digne de confiance, qui soit propre à justifier l'octroi de la somme allouée par la Cour, qui n'avait devant elle que les suppositions et spéculations sans fondement du requérant. J'estime que la Cour n'est ni équipée ni préparée pour ce genre de « calcul actuariel », qui est l'apanage des sociétés d'assurance.

  Pour plus de détails à l'appui de ce que je viens d'expliquer et pour des exemples pertinents, je renvoie à mes opinions dissidentes annexées, entre autres, aux arrêts Salman c. Turquie du 27 juin 2000 et Akdeniz et autres c. Turquie du 31 mai 2001.

  Au surplus, je considère que la somme allouée à ce titre en l'espèce est nettement excessive.