DEUXIÈME SECTION 
 
 
 
 

AFFAIRE DE BLASIIS c. ITALIE 
 
 

(Requête n° 33969/96) 
 
 

ARRÊT 
 
 

STRASBOURG 
 
 

14 décembre 1999 
 
 
 
 
 

DÉFINITIF 
 

04/04/2000 
 
 
 
 
 

 
 

  

  En l’affaire De Blasiis c. Italie,

  La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une chambre composée de :

      MM. C. Rozakis, président
  M. Fischbach, 
  B. Conforti, 
  P. Lorenzen, 
 Mme M. Tsatsa-Nikolovska, 
 MM. A.B. Baka, 
  E. Levits, juges 
et de M. E. Fribergh, greffier de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 décembre 1999,

  Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 
PROCÉDURE

  1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant italien, M. Giovanni De Blasiis (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 26 novembre 1996 sous le numéro de dossier 33969/96. Le requérant est représenté par Me Giorgio Saccomanno, avocat au barreau de Reggio Calabria. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza.

  2.  Le requérant se plaignait du caractère inéquitable et de la durée d’une procédure pénale contre lui, d’une atteinte injustifiée à sa vie privée, de la période de détention provisoire ainsi que de la durée et de l’absence d’équité des procédures pénales instituées par lui contre des tiers. Le 16 avril 1998, la Commission (Première Chambre) a décidé de porter le grief tiré de la durée de la procédure pénale contre le requérant à la connaissance du gouvernement défendeur, en l’invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé ; elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus. Le Gouvernement a présenté ses observations le 3 septembre 1998 et le requérant y a répondu les 20 octobre et 9 décembre 1998.

  3.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été confié à la nouvelle Cour.

  4.  Conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« règlement »), le Président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l’affaire à la deuxième section. la chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. B. Conforti, juge élu au titre de l’Italie (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. C. Rozakis, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient MM. M. Fischbach, P. Lorenzen, Mme Tsatsa-Nikolovska, MM. A.B. Baka et E. Levits (article 26 § 1 b) du règlement).

  5.  Le 26 janvier 1999, la chambre a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de la durée de la procédure pénale contre le requérant.

 
EN FAIT

  6.  Le requérant, membre du Conseil municipal de Potenza, représentait celui-ci au sein du conseil d’administration de la « société alberghiera lucana » (SAL).

  7.  Le 3 mars 1993, le parquet de Potenza notifia un avis de poursuite au requérant. Ce dernier était soupçonné d’abus de fonctions par rapport à certaines irrégularités commises dans la gestion d’un marché public de la SAL.

  8.  Le 23 avril 1993, le requérant démissionna de ses fonctions.

  9.  Le 4 juin 1993, le juge de l’enquête préliminaire (GIP) de Potenza ordonna l’arrestation du requérant. Ce dernier, arrêté le 7 juin 1993, demanda sa mise en liberté. Par décision du 18 juin 1993, le GIP ordonna le placement du requérant en détention à son domicile.

  10.  Le requérant introduisit un recours devant le tribunal de Potenza pour contester la légalité de sa détention. Par décision du 28 juin 1993, le tribunal de Potenza ordonna la mise en liberté sans restrictions du requérant. Celui-ci se pourvut en cassation en demandant l’annulation des décisions du 4 juin 1993 et du 18 juin 1993. Par un arrêt du 30 novembre 1993, la Cour de cassation accueillit le recours du requérant, au motif que celui-ci - poursuivi pour abus de fonctions - n’avait pas la qualité de fonctionnaire en tant que membre du conseil d’administration de la SAL.

  11.  Le 25 février 1994, le ministère public ordonna une expertise. Les conclusions de l’expert furent déposées en date du 5 mai 1994.

  12.  Le 24 juin 1994, le ministère public demanda le renvoi en jugement du requérant et de huit co-prévenus pour abus de fonctions et pour irrégularités dans les passations de marchés publics.

  13.  Le 3 juin 1998, le juge de l’audience préliminaire prononça une décision de non-lieu.

  14.  Le 24 septembre 1998, le ministère public interjeta appel.

  15.  Par une décision du 21 avril 1999, déposée au greffe le 11 mai 1999, la cour d’appel de Potenza rejeta le recours du ministère public. La date à laquelle cette décision devint définitive n’est pas connue.

 
EN DROIT

i. SUR LA VIOLATION ALLÉguÉE de l’article 6 § 1 DE LA CONVENTION

  16.  Le requérant dénonce la durée de la procédure pénale dirigée contre lui. Il allègue la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) ».

A. Période à prendre en considération

  17.  La période à considérer a débuté le 3 mars 1993, date de la notification au requérant de l’avis de poursuite (paragraphe 7 ci-dessus). Elle a pris fin au plus tôt le 11 mai 1999, date du dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel de Potenza (paragraphe 15 ci-dessus).

  18.  Elle a donc duré au moins six ans, deux mois et huit jours.

B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure

  19.  Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Pelissier et Sassi c. France du 25 mars 1999, à paraître dans Recueil des arrêts et décisions 1999, § 67, et Philis c. Grèce (n° 2) du 27 juin 1997, Recueil 1997-IV, p. 1803, § 35).

  20.  Le Gouvernement observe que la durée de la procédure s’explique par la complexité de l’affaire en raison du nombre des coïnculpés et de la nature des infractions reprochées. En outre, le Gouvernement souligne que le requérant a contribué à la durée de la procédure, au motif qu’il a introduit un recours en cassation portant sur la légalité de sa détention.

  21.  Le requérant s’oppose à la thèse du Gouvernement.

  22.  La Cour considère que l’affaire n’était pas complexe.

  23.  Quant au comportement du requérant, dans la mesure où ce dernier s’est pourvu en cassation afin d’obtenir l’annulation des mesures ordonnant sa mise en détention, la Cour rappelle que l’article 6 n’exige pas des intéressés une coopération active avec les autorités judiciaires. On ne saurait non plus leur reprocher d’avoir tiré pleinement parti des voies de recours que leur ouvrait le droit interne. Cependant, leur comportement constitue un fait objectif, non imputable à l’Etat et à prendre en compte pour répondre à la question de savoir si la procédure a ou non dépassé le délai raisonnable de l’article 6 § 1 (arrêts I.A. c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, pp. 2984-2985, § 121 et Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, p. 36, § 82). Or, même si le requérant pourrait être tenu pour responsable en partie de certains retards, cela ne saurait justifier la durée totale de la procédure (arrêt Portington c. Grèce du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2632, § 29).

  24.  La Cour a par ailleurs relevé une période importante d’inactivité imputable aux autorités judiciaires  du 24 juin 1994 (date de la demande de renvoi en jugement) au 3 juin 1998 (date de l’audience préliminaire). Or, pour ce laps de temps de presque quatre ans, la Cour estime que le Gouvernement n’a avancé aucune explication pertinente. Elle rappelle que l’article 6 § 1 oblige les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de sorte que les tribunaux puissent remplir chacun leurs exigences, notamment celle du délai raisonnable (arrêt Portington précité, p.  2633, § 33).

  25.  Compte tenu du comportement des autorités compétentes, la Cour estime que la durée de la procédure ne saurait être considérée comme « raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Ii. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

  26.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

  27.  Le requérant affirme que le préjudice matériel résultant de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention s’élève à 100 000 000 ITL, compte tenu de ce qu’il a démissionné de ses fonctions et des répercussions que la procédure litigieuse a eues sur son état de santé. Il demande en outre la somme de 100 000 000 ITL à titre de préjudice moral.

  28.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations.

  29.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et le préjudice matériel allégué. Partant, elle rejette les prétentions du requérant à ce titre (voir, en dernier lieu, l’arrêt Nikolova c. Bulgarie du 25 mars 1999, à paraître dans Recueil 1999, § 73). En revanche, elle juge que le requérant a subi un dommage moral certain, qui ne se trouve pas compensé par le seul constat de violation. Compte tenu des circonstances de la cause, elle décide de lui octroyer la somme de 15 000 000 ITL.

B. Frais et dépens

  30.  L’intéressé sollicite également le remboursement de 13 794 480 ITL pour frais divers au titre de la procédure devant les instances nationales et de 6 887 804 ITL pour frais encourus devant la Commission et la Cour.

  31.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations.

  32.  La Cour estime que l’intéressé n’a pas démontré un lien de causalité entre la violation de l’article 6 § 1 et les frais encourus devant les juridictions internes. Partant, elle rejette les prétentions du requérant à ce titre. En revanche, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’accorder la somme de 5 000 000 ITL pour les frais encourus dans la procédure devant la Commission et la Cour.

C. Intérêts moratoires

  33.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en Italie à la date d’adoption du présent arrêt était de 2,5 % l’an. 
 

 
 

 
par ces motifs, la cour, À l’unanimitÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt est devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 000 (quinze millions) lires italiennes pour dommage moral et 5 000 000 (cinq millions) lires italiennes pour frais et dépens ;

3. Dit que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 2,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

  Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 1999 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement. 
 
 
 

      Erik Fribergh Christos Rozakis 
 Greffier Président