TROISIÈME SECTION 
 
 

AFFAIRE CHERAKRAK c. FRANCE 
 

(Requête n° 34075/96) 
 
 

ARRÊT 
 
 

STRASBOURG 
 

2 août 2000 
 
 
 
 

DÉFINITIF 
 

02/11/2000 
 
 
 
 
 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive.

 
 

  

  En l’affaire Cherakrak c. France,

  La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

      M. W. Fuhrmann, président
 M. J-P. Costa, 
 Mme F. Tulkens, 
 M. P. Kūris, 
 Sir Nicolas Bratza 
 Mme H.S. Greve, 
 M. K. Traja, juges
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 janvier et 11 juillet 2000,

  Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

 
PROCÉDURE

  1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 34075/96) dirigée contre la France et dont un ressortissant de cet Etat, M. Djamel Cherakrak (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 juillet 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

  2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me A. Aucoin, avocat au barreau de Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Y. Charpentier.

  3.  Le requérant se plaignait de la durée de ses détentions provisoires (article 5 § 3 de la Convention) et du dépassement du délai raisonnable dans deux procédures pénales dont il a fait l’objet (article 6 § 1 de la Convention). Le 14 janvier 1998, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement, en l’invitant à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci.

  Le Gouvernement a présenté ses observations le 29 mai 1998, et le requérant y a répondu le 9 juillet 1999.

  4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 de celui-ci, l’affaire est examinée par la Cour.

  5.  Conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (“le règlement”), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l’affaire à la troisième section.

  6.  Le 6 janvier 2000, la chambre a déclaré recevable le grief du requérant concernant le délai raisonnable de la première procédure. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

 
EN FAIT

  7.  Le 1er avril 1994, après avoir été arrêté et mis en garde à vue le 28 mars 1994, le requérant fut mis en examen par un juge d'instruction près le tribunal de grande instance de Saint-Etienne pour viol sur mineur de quinze ans et viol ; les victimes étaient respectivement Mlle L.Z. et Mlle I.T. Il fut placé sous mandat de dépôt. Il était en outre reproché au requérant d’avoir commis ces faits en état de récidive légale, pour avoir été antérieurement condamné par la cour d’assises de la Loire, le 19 mars 1987, à sept ans de réclusion criminelle pour viol sous la menace d’une arme.

  8.  Du 9 mai au 20 septembre 1994, le juge d’instruction ordonna plusieurs expertises, afin de déterminer si le liquide spermatique découvert sur les vêtements des victimes appartenait au requérant, puis pour essayer d’identifier les poils et les cheveux présents dans le véhicule utilisé par le requérant et sur les vêtements d’une des victimes (ordonnances des 6 avril et 24 novembre 1994).

  9.  Afin de déterminer si les faits que les deux victimes avaient subis avaient entraîné pour elles des troubles psychiques ou physiques, le juge d’instruction ordonna un examen psychologique de celles-ci (ordonnance de commission d’expert le 2 mai 1995). Le 7 mars 1995, le requérant demanda une mesure d’expertise médicale et, le 2 mai 1995, un complément à cette première expertise auquel le juge fit droit en désignant un nouvel expert par une ordonnance du 15 mai 1995.

  10.  Le 8 février 1996, le juge d’instruction mit en examen supplétivement le requérant du chef de viol avec torture concernant le viol commis sur I.T. Par avis à partie de la même date, le juge d'instruction informa le requérant que l'information paraissait terminée et que l'information serait communiquée aux fins de règlement au procureur de la République à l'issue du délai de recours de vingt jours.

  11.  Par ordonnance du 1er mars 1996, le juge d'instruction fit droit à une demande du requérant d'effectuer des vérifications sur le véhicule qu'il aurait utilisé pour commettre les faits et décerna une commission rogatoire qui fut exécutée le 30 avril 1996. Il rejeta une autre demande.

  12.  Par ordonnance du 25 mars 1996, le juge d'instruction prolongea la détention provisoire pour une durée d'un an, aux motifs que le maintien en détention était nécessaire pour préserver l'ordre public, quelles qu'aient pu être les garanties de représentation du requérant. Ce dernier interjeta appel le 28 mars 1996 et, à l’appui de celui-ci, il adressait un courrier au président de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Lyon où il proclamait son innocence et justifiait l’absence de tout recours devant cette juridiction avant celui-ci ; le requérant indiquait à ce propos que les conditions qui avaient légitimé jusqu’alors son placement en détention ne lui semblaient désormais plus réunies. Par un arrêt du 12 avril 1996, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Lyon confirma l'ordonnance de prolongation.

  13.  Le 15 mai 1996, le juge d’instruction avisa les parties de la fin de l’information, conformément aux dispositions de l’article 175 du code de procédure pénale.

  14.  Par ordonnance du 7 juin 1996, le juge d'instruction rejeta la demande présentée par le requérant, aux motifs qu'il l'avait déjà rejetée le 1er mars 1996 ; le requérant souhaitait que soient entendus les policiers qui l’avaient présenté aux victimes.

  15.  Le 14 août 1996, le juge d'instruction communiqua le dossier au procureur général, après avoir requalifié les faits de viol avec actes de torture en viol.

  16.  La chambre d'accusation de la cour d'appel de Lyon, après audience du 1er octobre 1996, prononça la mise en accusation du requérant devant la cour d'assises du département de la Loire, pour viol sur mineure de quinze ans et viol en état de récidive légale.

  17.  Le 5 décembre 1997, le requérant fut condamné à une peine d’emprisonnement de vingt ans de réclusion criminelle dont deux tiers de peine de sûreté et dix ans d’interdiction des droits civils et civiques.

  18.  Le 8 décembre 1997, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises. Le 20 janvier 1999, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

 
EN DROIT

i. sur la violation alleguee de l’article 6 § 1 de la convention

  19.  Le requérant dénonce la durée de la procédure devant la cour d’assises et la Cour de cassation et allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Période à prendre en considération

  20.  La période à considérer a débuté le 1er avril 1994, avec la mise en examen du requérant et s’est terminée le 20 janvier 1999 avec l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré quatre ans, neuf mois et dix-neuf jours.

B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure

  21.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Richard c. France du 22 avril 1998, Recueil 1998-II, p. 824, § 57 et Doustaly c. France du 23 avril 1998, Recueil 1998-II, p. 857, p. 39).

  22.  Le Gouvernement prétend que la procédure n’a pas dépassé le « délai raisonnable », compte tenu de la date à laquelle le requérant s’est pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises le condamnant. Il renvoie pour l’essentiel à ses arguments relatifs à l’article 5 § 3 où soulignait la complexité de l’affaire et le comportement du requérant qui ne cessait de solliciter des mesures d’investigation complémentaires.

  23.  Le requérant conteste que l’allongement du délai précédant l’audience était décidé dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

  24.  La Cour note que la procédure a duré quatre ans, neuf mois et dix-neuf jours, dont trente mois pour la phase d’instruction. Elle convient, avec le Gouvernement, que les actes d’information se sont succédés très régulièrement. Il est vrai que le requérant sollicita plusieurs actes d’instruction complémentaires, mais le juge y fit droit dans la plupart des cas, de sorte que ces demandes ne peuvent pas être considérées comme un comportement dilatoire du requérant. Toutefois, quatorze mois se sont écoulés entre la date de l’arrêt de renvoi en jugement (le 1er octobre 1996) et celle de l’audience devant la cour d’assises de la Loire (le 5 décembre 1997) et pendant ce temps le requérant se trouvait toujours en détention provisoire.

  25.  La Cour ne saurait estimer « raisonnable » le laps de temps écoulé en l’espèce. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

  26.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

 « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

  27.  Le requérant réclame 5 000 000 francs français (FRF) pour le préjudice moral que lui auraient causé les conditions de son arrestation et sa détention et le bouleversement que celles-ci ont provoqué dans sa vie.

  28.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.

  29.  Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour considère que le constat de violation de l’article 6 § 1 suffit à réparer le dommage allégué.

B. Frais et dépens

  30.  La Cour note que le requérant n’avance aucune prétention pour frais et dépens et qu’il a bénéficié de l’assistance judiciaire devant la Cour. Elle n’estime donc devoir lui accorder aucune somme à ce titre.

 
par ces motifs, la cour, À l’unanimitÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ; 
 

2. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.

  Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 2 août 2000 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour. 
 
 
 
 
 

      S. Dollé W. Fuhrmann 
 Greffière Président