TROISIÈME SECTION 
 
 

AFFAIRE C.P. ET AUTRES c. FRANCE 
 

(Requête n° 36009/97) 
 
 

ARRÊT 
 
 

STRASBOURG 
 

1er août 2000 
 
 
 
 

DÉFINITIF 
 

18/10/2000 
 
 
 
 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive.

 
 

  

  En l’affaire C.P. et autres c. France,

  La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

      M. W. Fuhrmann, président
 M. J.-P. Costa, 
 M. L. Loucaides, 
 M. P. Kūris, 
 Sir Nicolas Bratza, 
 Mme H.S. Greve, 
 M. K. Traja, juges, 
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

  Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 octobre 1999 et 11 juillet 2000,

  Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 
PROCÉDURE

  1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 36009/97) dirigée contre la République française et dont six ressortissants de cet Etat, C.P., J.F.P., E.P., C.P., T.P. et A.P. (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 5 février 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 12 mai 1997 sous le numéro de dossier 36009/97. Le gouvernement français (« le Gouvernement » ) a été représenté par son agent, M. Yves Charpentier, sous-directeur des droits de l’homme au ministère des Affaires étrangères, auquel a succédé Mme Michèle Dubrocard.

  2.  Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignaient de la durée d’une procédure pénale dont ils ont fait l’objet.

  3.  Par une décision du 20 mai 1998, la Commission (deuxième chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement, en l’invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations le 16 septembre 1998 et les requérants y ont répondu le 16 octobre 1998.

  4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 de celui-ci, l’affaire est examinée par la Cour.

  5.  Conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l’affaire à la troisième section.

  6.  Le 12 octobre 1999, la chambre a déclaré la requête recevable.

 
EN FAIT

  7.  Les 3 et 4 décembre 1990, le Crédit national, la Société DOMIBOURSE, la société GIRARDET et la société LUGDUNUM GESTION portaient plainte et se constituaient parties civiles devant le juge d’instruction de Lyon, des chefs d’escroqueries, abus de confiance, abus de biens sociaux, faux et usage de faux à l’encontre de leurs dirigeants.

  8.  Parallèlement, le président de la Commission des opérations de Bourse (COB) saisissait le parquet de Lyon de diverses opérations financières réalisées sur le MATIF (Marché à terme international de France) et susceptibles de revêtir une qualification pénale, impliquant les mêmes mis en cause.

  9.  L’information judiciaire fut ouverte le 26 décembre 1990, au cabinet d’un juge d’instruction de Lyon. Au cours de celle-ci, des investigations approfondies furent effectuées par le SRPJ (Service régional de police judiciaire) de Lyon, ainsi qu’une expertise comptable et financière. Le juge d’instruction délivra en outre une dizaine de commissions rogatoires ainsi que deux commissions rogatoires internationales, l’une aux autorités espagnoles et l’autre aux autorités suisses.

  10.  En février 1991, le secrétaire général de la Commission bancaire informait le procureur de la République de Lyon des résultats de son analyse du rapport de la COB et se constituait partie civile, le 8 mars 1991, pour infraction à la loi bancaire.

  11.  Dix-huit personnes furent au total inculpées, dont les six requérants :

  12.  Le 27 septembre 1993, les trois experts désignés déposèrent leur rapport, ce dernier représentant à lui seul cinq volumes des vingt tomes du dossier d’instruction. Ce rapport fut communiqué aux requérants le 29 octobre 1993.

  13.  Le 27 juillet 1994, le juge d’instruction envoya aux parties un avis de fin d’instruction.

  14.  Le 20 décembre 1994, le cinquième requérant adressa un courrier au procureur général près la cour d’appel de Lyon, en se plaignant de l’allongement de la procédure.

  15.  Le 28 décembre 1994, le procureur de la République répondit au cinquième requérant aux termes suivants :

 « Je vous confirme que le dossier (...) a été communiqué au parquet de Lyon, pour règlement à la fin août 1994. Toutefois, la Section Financière du Parquet de Lyon en raison de l’importance de ce dossier et du règlement en cours d’autres affaires à raisonnance nationale, n’est pas en mesure, à l’état actuel de ses effectifs, et pour l’instant d’adresser ses réquisitions définitives, au juge d’instruction. Je le regrette vivement et vous assure que tout sera fait pour que dans les prochains mois ce dossier puisse être clôturé. »

  16.  Le 16 février 1996, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Lyon prit son réquisitoire définitif de renvoi devant la juridiction de jugement.

  17.  Le 29 février 1996, le juge d’instruction rendit une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Lyon.

  18.  L’audience devant le tribunal correctionnel eut lieu du 5 au 8 novembre 1996.

  19.  Par jugement du 9 janvier 1997, le tribunal correctionnel de Lyon reconnut les requérants coupables des faits qui leur étaient reprochés et les condamna comme suit :

  20.  Le 16 janvier 1997, les requérants firent appel de ce jugement.

  21.  Le 4 février 1998, la cour d’appel de Lyon confirma les déclarations de culpabilité et aggrava les peines infligées aux requérants de la manière suivante.

  22.  Le 5 février 1998, les requérants se pourvurent en cassation. Le 15 septembre 1999, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants.

 
EN DROIT

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

  23.  Les requérants dénoncent la durée de la procédure pénale dirigée contre eux. Ils allèguent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »

  24.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse et affirme que la procédure litigieuse a été menée avec toute la promptitude nécessaire.

A. Période à prendre en considération

  25.  La période à considérer a débuté le 8 novembre 1991, date de l’inculpation des requérants, et s’est terminée le 15 septembre 1999 avec l’arrêt de la Cour de cassation. Elle couvre donc une durée de sept ans, dix mois et sept jours.

B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure

  26.  Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Pélissier et Sassi c. France du 25 mars 1999, [GC], no. 25444/94, CEDH 1999-II, et Philis c. Grèce (n° 2) du 27 juin 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1083, § 35).

  27.  Le Gouvernement affirme que la durée de la procédure s’explique par la complexité particulière de l’affaire. Il souligne que l’information judiciaire portait sur une affaire économique et financière d’abus de biens sociaux multiples et variés, d’abus de confiance, de faux et usage de faux en écritures privées, d’escroqueries commises pendant plusieurs années, dans le cadre de volumineux transferts de fonds portant sur plusieurs millions de francs, en apparence justifiés par différents motifs, mettant en cause un groupe de plusieurs sociétés et impliquant plusieurs personnes.

  28.  Le Gouvernement affirme par ailleurs que le comportement des requérants a incontestablement contribué à allonger la durée de la procédure. Entre autres, le Gouvernement note que plusieurs requérants ont, à diverses reprises au cours de l’instruction, formulé des demandes d’actes supplémentaires, notamment de confrontation ou de contre expertise. Le Gouvernement affirme enfin que les autorités compétentes ont fait preuve d’une particulière diligence dans l’accomplissement des actes nécessaires à la mise en évidence de la réalité et de la gravité des faits.

  29.  Les requérants estiment que leur affaire connut une durée excessive et que le tribunal de grande instance de Lyon a volontairement retardé leur dossier.

  30.  La Cour estime que la caractéristique essentielle de l’affaire était sa très grande complexité. Les soupçons dont les requérants faisaient l’objet relevaient de la criminalité « en col blanc », c’est-à-dire de la fraude à grande échelle, impliquant plusieurs sociétés. Ce type d’infraction est souvent commis, comme en l’espèce, de manière délibérée, au moyen de transactions complexes ayant pour objet d’échapper au contrôle des organes d’instruction. Ainsi, la tâche préalable du magistrat instructeur consistait à débrouiller un réseau de sociétés liées entre elles, et à identifier la nature exacte des relations entre chacune d’elles, au plan institutionnel, administratif et financier. Pour réunir des preuves contre les requérants, deux commissions rogatoires internationales ont été nécessaires, ainsi qu’une importante expertise comptable et financière.

  31.  S’agissant du comportement des requérants, la Cour rappelle que l’article 6 n’exige pas des intéressés une coopération active avec les autorités judiciaires. On ne saurait non plus leur reprocher d’avoir tiré pleinement parti des possibilités que leur ouvrait le droit interne. Or, s’il est vrai qu’en l’espèce les requérants, notamment au stade de l’instruction, ont multiplié les recours et les demandes auprès du juge d’instruction, la Cour estime que ceux-ci n’ont pas indûment contribué à la durée globale de la procédure pénale les concernant, encore qu’il ait pu en résulter certains retards.

  32.  Quant au comportement des autorités saisies de l’affaire, la Cour note que l’instruction a duré du 8 novembre 1991, date de l’inculpation des requérants, au 27 juillet 1994, date de l’avis de fin d’instruction (deux ans, huit mois et dix-neuf jours). Compte tenu de la complexité de l’affaire et du fait que le juge d’instruction a mené l’enquête à un rythme soutenu, la Cour considère que la durée de cette phase de la procédure ne saurait être considérée comme déraisonnable (voir l’arrêt Hozee c. Pays-Bas du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1102, § 52). S’agissant du délai de rédaction du réquisitoire supplétif (un an et demi), la Cour estime que même si cette durée est relativement longue, elle n’a pas eu d’incidence particulière sur la durée globale de la procédure.

  33.  Quant à la durée de la phase judiciaire postérieure à l’instruction, il convient de noter que trois juridictions différentes eurent à intervenir. La Cour juge non excessif le temps, à savoir trois ans, six mois et dix-sept jours (du 29 février 1996, date du renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel, au 15 septembre 1999, date à laquelle la Cour de cassation rendit son arrêt), mis par ces juridictions pour statuer sur l’espèce.

  34.  La Cour rappelle à cet égard que l’article 6 de la Convention prescrit la célérité des procédures judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général, d’une bonne administration de la justice (voir l’arrêt Boddaert c. Belgique du 12 octobre 1992, série A n° 235-D, p. 82, § 39). Dans les circonstances de la cause, le comportement des autorités se révèle compatible avec le juste équilibre à ménager entre les divers aspects de cette exigence fondamentale.

  35.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, en raison notamment de la complexité de l’affaire, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

 
par ces motifs, la cour, À l’unanimitÉ,

   Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  Fait en français puis communiqué par écrit le 1er août 2000, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement. 
 
 
 
 

      S. Dollé W. Fuhrmann Greffière Président