PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n°
40752/98
présentée par Hüseyin Kamil EREZ
contre la Turquie
La Cour
européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 4 juillet 2000
en une chambre composée de
Mme E. Palm,
présidente,
Mme W. Thomassen,
M. Gaukur Jörundsson,
M. R. Türmen,
M. C. Bîrsan,
M. J. Casadevall,
M. R. Maruste, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de
section,
Vu la requête
susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme
le 9 mars 1998 et enregistrée le 14 avril 1998,
Vu l’article 5 §
2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence
pour examiner la requête,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est
un ressortissant turc, né en 1969 et résidant à Tekirdag. Il est représenté
devant la Cour par Me Sentürk Dursun, avocat au barreau d’Istanbul.
A. Les circonstances
de l’espèce
Les faits de la
cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme
suit.
Par arrêté du 11
décembre 1997, le Conseil supérieur militaire (Yüksek Askeri Sura) décida
de révoquer le requérant de l’armée, sous-officier, pour actes d’indiscipline,
en application de l’article 50 c) de la loi sur le personnel militaire et de
l’article 94 b) du règlement sur la notation des officiers. Ledit arrêté fut
notifié au requérant le 15 décembre 1997.
B. Le droit interne
pertinent
1. Article 125 de la
Constitution :
« La voie de recours
est ouverte contre tous les actes et décisions de l’administration.
Les actes du président
de la République relevant de sa seule compétence et les décisions du Conseil
supérieur militaire échappent au contrôle judiciaire. »
L’article 129 §§
2, 3 et 4 de la Constitution turque prévoit qu’une sanction disciplinaire ne
peut être infligée aux fonctionnaires, autres que les militaires, qu’à la
condition que soit respecté le principe du respect des droits de la défense. Il
dispose en outre que les sanctions disciplinaires, autres que les avertissements
et les réprimandes, sont soumises au contrôle judiciaire. Les dispositions
concernant les militaires sont réservées. En vertu de l’article 21 de la loi sur
la Haute Cour administrative militaire, les sanctions disciplinaires imposées
aux militaires échappent au contrôle judiciaire.
2. L’article 50 c) de
la loi n° 926 sur le personnel militaire :
« Révocation pour actes
d’indiscipline et conduite immorale :
Nonobstant l’ancienneté
dans le service, les officiers dont le maintien dans les forces armées est jugé
inadapté à la suite d’indiscipline et de conduite immorale sont soumis à la loi
sur la caisse de retraite turque.
Les autorités compétentes pour engager la procédure, examiner les dossiers de notation, faire leur suivi, en tirer des conclusions et accomplir tout autre acte ainsi que toute formalité de cette procédure sont établies par le règlement sur la notation des officiers. Les officiers dont les cas sont soumis, par l’état-major, à l’examen du Conseil supérieur militaire, sont écartés de l’armée par une décision du Conseil supérieur militaire. »
3. L’article 94 b) de la loi n° 926 sur le personnel militaire :
« b) Révocation pour
actes d’indiscipline et conduite immorale
Nonobstant l’ancienneté
dans le service, les sous-officiers dont le maintien dans les forces armées est
jugé inadapté à la suite d’indiscipline et de conduite immorale sont soumis à la
loi sur la caisse de retraite turque.
Les autorités
compétentes pour engager la procédure, examiner les dossiers de notation, faire
leur suivi, en tirer des conclusions et accomplir tout autre acte ainsi que
toute formalité de cette procédure sont établies par le règlement sur la
notation des sous-officiers. Les sous-officiers dont les cas sont soumis, par
l’état-major, à l’examen du Conseil supérieur militaire, sont écartés de l’armée
par une décision du Conseil supérieur militaire. »
4. Selon l’article 112
de la loi sur le personnel militaire, les militaires révoqués de leur poste sont
tenus de rembourser comme indemnité le double des frais de scolarité au prorata
du temps restant de leur service obligatoire.
5. L’article 99 du
règlement sur la notation des officiers :
« Nonobstant
l’ancienneté dans le service, la procédure de mise à la retraite sera appliquée
à tous ceux dont le maintien au sein de forces armées est jugé inadapté à leur
conduite immorale, fondée sur l’un des motifs cités ci-dessous, tel qu’établi
dans un ou plusieurs documents relatifs au dernier grade de l’intéressé.
a) à d) (...)
e) lorsque leurs
comportements et agissements révèlent qu’ils ont adopté des opinions politiques
illégales, subversives, séparatistes, intégristes et idéologiques ou qu’ils ont
participé à la propagation de telles opinions. »
6. Selon l’article 53
e) du règlement sur la notation des sous-officiers, la procédure de mise à la
retraite sera appliquée à tous les sous-officiers dont les comportements et
agissements révèlent qu’ils ont adopté des opinions politiques illégales,
subversives, séparatistes, intégristes et idéologiques ou qu’ils ont participé à
la propagation de telles opinions.
7. Selon l’article 39
e) et f) de la loi n° 5434 sur la caisse de retraite (Emekli Sandigi Kanunu),
les militaires révoqués d’office de l’armée pour actes d’indiscipline et
conduite immorale n’acquièrent le droit à pension qu’après 25 ans de service
public.
GRIEFS
Invoquant les articles 1, 6 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour attaquer devant les juridictions internes la décision prise par le Conseil supérieur militaire. Il expose que, d’une part, l’article 125 de la Constitution turque prévoit que les décisions du Conseil supérieur militaire échappent au contrôle judiciaire et, d’autre part, que le droit turc ne lui offre pas la possibilité d’intenter une action dommages-intérêts devant les tribunaux contre les auteurs de cet acte ainsi que de contester la constitutionnalité des dispositions concernant l’acte de révocation.
Le requérant allègue que la décision de révocation porte atteinte à son droit à
un procès équitable dans la mesure où il n’a pas été informé des motifs de la
décision de révocation et qu’il avait fait l’objet d’une sanction sans avoir pu
présenter sa défense.
Le requérant fait
valoir que la sanction de révocation imposée par le Conseil supérieur militaire,
eu égard à ses conséquences et son degré de sévérité, peut être qualifiée de
sanction pénale plutôt que disciplinaire. Il soutient que, selon le droit
interne, la procédure disciplinaire doit se dérouler devant les tribunaux de
discipline, lesquels peuvent, à l’issue de la procédure, le condamner à des
sanctions disciplinaires dont la plus sévère est l’arrêt de rigueur. Il invoque
à cet égard l’article 7 combiné avec l’article 6 de la Convention.
EN DROIT
Invoquant les articles 1, 6 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour attaquer devant les juridictions internes la décision prise par le Conseil supérieur militaire. Il allègue que la décision de révocation porte atteinte à son droit à un procès équitable dans la mesure où il n’a pas été informé des motifs de la décision de révocation et qu’il avait fait l’objet d’une sanction sans avoir pu présenter sa défense.
Le requérant fait
valoir que la sanction de révocation imposée par le Conseil supérieur militaire,
eu égard à ses conséquences et son degré de sévérité, peut être qualifiée de
sanction pénale plutôt que disciplinaire. Il soutient que, selon le droit
interne, la procédure disciplinaire doit se dérouler devant les tribunaux de
discipline, lesquels peuvent, à l’issue de la procédure, le condamner à des
sanctions disciplinaires dont la plus sévère est l’arrêt de rigueur. Il invoque
à cet égard l’article 7 combiné avec l’article 6 de la Convention.
Sur
l’applicabilité de l’article 6
a) Sur l’existence d’« accusation en matière pénale »
La Cour relève
qu’en l’espèce le requérant a été révoqué d’office par un organe militaire pour
actes d’indiscipline en application de l’article 50 § c) de la loi sur le
personnel militaire. Elle rappelle à cet égard qu’elle a déjà eu à se prononcer
sur un problème analogue dans deux affaires relatives à la discipline militaire
(arrêt Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A n° 22) et au maintien
de l’ordre dans le contexte carcéral (arrêt Campbell et Fell c. Royaume-Uni du
28 juin 1984, série A n° 80). Tout en reconnaissant aux Etats le droit de
distinguer entre droit pénal et droit disciplinaire, la Cour s’est réservée le
pouvoir de s’assurer que la frontière ainsi tracée ne porte pas atteinte à
l’objet et au but de l’article 6. Elle utilisera en l’espèce les critères qui se
dégagent sur ce point de sa jurisprudence constante (voir entre autres, arrêt
Engel et autres précité, pp. 34-35, §§ 81-82, arrêt Öztürk c. Allemagne du 21
février 1984, série A n° 73, p. 18, § 50) : il importe d’abord de savoir si le
texte définissant l’infraction en cause ressortit ou non au droit pénal d’après
la technique juridique de l’Etat défendeur ; il y a lieu d’examiner ensuite, eu
égard à l’objet et au but de l’article 6, au sens ordinaire de ses termes et au
droit des Etats contractants, la nature de l’infraction ainsi que la nature et
le degré de gravité de la sanction que risquait de subir l’intéressé.
En l’occurrence, d’après la législation turque, les actes d’indiscipline et la conduite immorale reprochés au requérant tombent sans nul doute sous le coup de textes appartenant au droit disciplinaire.
Quant à la nature de la sanction, la Cour rappelle que « les sanctions
disciplinaires ont en général pour but d'assurer le respect, par les membres de
groupes de particuliers, des règles de comportement propres à ces derniers »
(voir arrêt Weber c. Suisse du 22 mai 1990, série A n°
177, p. 18, § 33).
La Cour observe
qu'en embrassant une carrière militaire, le requérant se pliait de son propre
gré au système de discipline militaire. Ce système implique par sa nature la
possibilité d'apporter à certains droits et libertés des membres des forces
armées des limitations ne pouvant être imposées aux civils (arrêt Engel précité,
p. 24, § 57). Les Etats peuvent adopter pour leurs armées des règlements
disciplinaires interdisant tel ou tel comportement, notamment une attitude qui
va à l'encontre de l'ordre établi répondant aux nécessités du service militaire
(voir arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil
1997-IV, p. 10, § 28).
La Cour relève
qu’en l’espèce la sanction de révocation infligée au requérant se situe dans le
domaine de la discipline requise dans les forces armées et ne s’adresse qu’à un
groupe déterminé doté d’un statut particulier. Dès lors, la Cour conclut que la
décision de révocation ne saurait passer pour une sanction pénale imposée à la
suite d’une condamnation pour une « infraction » au sens de l’article 6 § 1 de
la Convention.
b) Sur
l’existence de « contestations » relatives à des droits « de caractère civil »
La Cour se réfère
à cet égard à son arrêt Pellegrin c. France du 8 décembre 1999 ([GC],
n° 28541/95) par laquelle elle a relevé :
« Par conséquent, la
Cour décide que sont seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1
de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est
caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la
mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la
sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités
publiques. Un exemple manifeste de telles activités est constitué par les forces
armées et la police. »
Partant, l’article 6 § 1 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce et il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Articles 13 et
7 de la Convention
Selon la
jurisprudence constante de la Cour, l’article 13 exige un recours interne pour
les seules plaintes que l’on peut estimer « défendables » au regard de la
Convention (voir, entre autres arrêt Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril
1988, série A n° 131, p. 23, § 52).
Quant à l’article
7 de la Convention, la Cour note que cette disposition consacre le principe de
légalité des délits et des peines et prohibe également la rétroactivité de la
loi pénale.
Au vu de ses
considérations ci-dessus quant à l’applicabilité de l’article 6, la Cour estime
que les articles 7 et 13 ne sont pas applicables en l’espèce.
Il s’ensuit que
cette partie de la requête est également incompatible ratione materiae
avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être
rejetée conformément à l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs,
la Cour, à l’unanimité,
DÉCLARE LA REQUÊTE
IRRECEVABLE.
Michael O’Boyle Elisabeth Palm
Greffier Présidente