DEUXIÈME SECTION 

 

DÉCISION 

 

SUR LA RECEVABILITÉ 

 

de la requête n° 45140/98 

présentée par Georgios STRAVORAVDIS 

contre Grèce
 

 

      La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 12 octobre 2000 en une chambre composée de 

 

      M. B. Conforti, président

 M. C.L. Rozakis, 

 M. G. Bonello, 

 Mme V. Stráznická, 

 Mme M. Tsatsa-Nikolovska, 

 M. E. Levits, 

 M. A. Kovler, juges

et de M. P. Mahoney, greffier adjoint de la Cour faisant fonction de greffier de section,
 

 

      Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 22 septembre 1998 et enregistrée le 22 décembre 1998, 

 

      Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête, 

 

      Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant, 

 

      Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

 

EN FAIT
 

 

     Le requérant est un ressortissant grec, né en 1941 et résidant à Corfou (Grèce). 

 

      Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. 

 

      Le 8 mars 1991, la mère du requérant fut renversée et grièvement blessée par une voiture à Corfou. Le lendemain, elle fut transportée par avion dans un hôpital à Athènes et un mois plus tard elle rentra à Corfou où elle continua à être hospitalisée dans une clinique privée. C’est pour la première fois dans cette clinique, le 5 juin 1991, que la police de Corfou prit la déposition de celle-ci. Les 11 et 12 mars et le 3 avril 1991, la police avait entendu certains témoins. 

 

A. La procédure devant les juridictions civiles 

 

      Le 17 juillet 1991, elle introduisit une demande de mesures provisoires, d’une part, contre le chauffeur de la voiture et, d’autre part, contre la société qui assurait la voiture responsable ; elle demandait 1 914 384 drachmes pour ses frais encourus depuis l’accident et une somme de 330 000 drachmes versée mensuellement pendant huit mois. Initialement fixé au 4 septembre 1991, l’examen de cette demande devant le tribunal de première instance de Corfou fut reportée, à la demande des autres parties, au 9 octobre 1991. Par une décision du 23 octobre 1991, ledit tribunal alloua à la mère du requérant une somme de 1 096 594 drachmes et une somme mensuelle de 271 728 pendant huit mois. 

 

      Le 13 octobre 1992, la mère du requérant porta plainte contre le conducteur de la voiture responsable et la compagnie d’assurance de celui-ci en demandant une indemnité pour dommages matériel et moral ainsi que le remboursement de ses frais d’hospitalisation. La date de l’audience devant le tribunal de première instance de Corfou fut fixée au 23 mars 1993, mais elle fut reportée au 23 novembre 1993. A cette date, l’avocat de la mère du requérant déclara au tribunal que cette dernière était décédée depuis le 19 août 1993, ce qui entraîna l’interruption de la procédure en responsabilité civile du conducteur (article 286 du code de procédure civile). 

 

      Le 11 juillet 1995, le requérant, en tant qu’unique héritier de sa mère, déposa au tribunal de première instance de Corfou une demande tendant à la réouverture de la procédure engagée par l’action du 25 juillet 1992. L’audience fut fixée au 31 octobre 1995. Le 28 décembre 1995, le requérant, son épouse et leur fille introduisirent devant le tribunal de première instance de Corfou une nouvelle action en dommages-intérêts pour la période du 1er juillet 1992 (date de la première action en dommages-intérêts) au 19 août 1993 (date du décès de sa mère) ; ils demandaient que le conducteur et la compagnie d’assurance soient condamnés à verser une somme de 40 964 525 drachmes. L’audience pour cette nouvelle action fut fixée au 18 juin 1996. Toutefois, à l’audience du 31 octobre 1995, et afin que les deux actions soient jointes, le requérant avait sollicité l’ajournement pour le 18 juin 1996 de l’examen de l’action du 11 juillet 1995. 

 

      Le 18 juin 1996, le tribunal de première instance de Corfou joignit les deux actions en dommages-intérêts, à savoir celle déposée le 13 octobre 1992 (et devant être réouverte suite à la demande 11 juillet 1995) et celle du 28 décembre 1995. Par une décision du 30 octobre 1996, ledit tribunal déclara ajourner l’examen du bien-fondé de ces actions jusqu’à ce que l’une ou l’autre des parties aient déposé une attestation de la Caisse primaire d’assurance maladie (« l’IKA ») confirmant l’existence d’un lien de causalité entre la responsabilité du conducteur et le décès de la mère du requérant. 

 

      Ladite attestation fut envoyée (après intervention du procureur près le tribunal correctionnel de Corfou) directement au requérant le 4 février 1997. La date de l’audience fut alors fixée au 30 septembre 1997, mais fut aussitôt reportée au 28 avril 1998 en raison de l’absence à l’étranger de l’avocat de la compagnie d’assurance. 

 

      Le 16 mars 1997, le requérant avait écrit à la compagnie d’assurance pour déclarer qu’il serait prêt à conclure un règlement amiable de l’affaire. Le 5 décembre 1997, ladite compagnie et le requérant signèrent un accord en vertu duquel la première s’engageait à verser au second 18 000 000 drachmes et le second de se désister de toute prétention ultérieure à l’encontre de la compagnie d’assurance ou du conducteur, ainsi que du droit de se constituer partie civile dans la procédure pénale contre le conducteur. 

 

B. La procédure devant les juridictions pénales 

 

      Le 14 juin 1991, le dossier relatif à l’accident de la mère du requérant fut transmis au parquet de Corfou 

 

      Le 12 mars 1993, le procureur près le tribunal correctionnel de Corfou poursuivit le conducteur responsable pour coups et blessures involontaires. Il fixa la date de l’audience au 4 novembre 1993. 

 

      A la suite d’une demande du requérant, du 14 octobre 1993, tendant à une requalification des faits, le procureur près le tribunal de grande instance de Corfou ordonna une instruction, le 18 octobre1993. Le 22 février 1994, et à l’occasion de sa déposition devant le juge d’instruction, le requérant déclara qu’il se constituait partie civile contre le conducteur ; toutefois, il ne précisa pas ses prétentions. Le 31 mai 1995, le juge d’instruction clôtura l’instruction et renvoya le conducteur en jugement devant le tribunal correctionnel de Corfou pour homicide involontaire et coups et blessures involontaires. L’audience fut fixée au 28 septembre 1995. 

 

      Lors de l’audience du 28 septembre 1995, le requérant partie civile sollicita 15 000 drachmes pour le dommage moral que lui avait causé l’infraction reprochée au conducteur. Le même jour, le tribunal correctionnel déclara le conducteur coupable d’homicide involontaire et le condamna à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq mois, ainsi qu’à verser au requérant la somme sollicitée. Le conducteur interjeta appel contre ce jugement. 

 

      Le 9 octobre 1995, le requérant sollicita aussi auprès du procureur près la cour d’appel de Corfou, le droit d’interjeter appel contre ledit jugement, mais sa demande fut rejetée. 

 

      Le 5 avril 1996, le requérant se plaignit auprès du procureur près la Cour de cassation des atermoiements des tribunaux dans le déroulement de la procédure concernant sa mère. Dans un rapport du 12 juin 1996, le procureur près la cour d’appel de Corfou, agissant sur invitation du procureur près la Cour de cassation, conclut que les allégations du requérant étaient dénuées de fondement. 

 

      Le dossier fut transmis au procureur près la cour d’appel le 23 mai 1996. L’audience devant la cour d’appel de Corfou fut fixée au 5 février 1997 mais, à cette date, elle fut ajournée au 5 novembre 1997 en raison de l’état de santé de l’accusé. Le requérant y était présent. A cette date, elle fut à nouveau ajournée au 9 mars 1998, car le greffe de la cour d’appel devait cesser son horaire de travail à 15 h. 

 

      Le 5 avril 1996, le requérant s’était plaint auprès du procureur près la Cour de cassation des atermoiements des tribunaux dans le déroulement de la procédure concernant sa mère. Dans un rapport du 12 juin 1996, le procureur près la cour d’appel de Corfou, agissant sur invitation du procureur près la Cour de cassation, conclut que les allégations du requérant étaient dénuées de fondement. 

 

      Le 5 décembre 1997, la compagnie d’assurance du conducteur et le requérant signèrent un accord en vertu duquel la première s’engageait à verser au second 18 000 000 drachmes et le second de se désister de toute prétention ultérieure à l’encontre de la compagnie d’assurance ou du conducteur, ainsi que de renoncer à la constitution de partie civile dans la procédure pénale contre le conducteur. 

 

      Le 9 mars 1998, la cour d’appel de Corfou condamna le conducteur à une peine d’emprisonnement de dix-huit mois avec trois ans de sursis. Le requérant, qui avait entretemps signé l’accord avec la compagnie d’assurance, n’y comparut pas. Le 9 mars, il avait envoyé au procureur près la cour d’appel une lettre par laquelle il l’informait de l’accord précité et de la renonciation à son droit de se constituer partie civile. Lecture de cette lettre fut donnée à l’audience par le greffier. 

 

      L’arrêt de la cour d’appel fut mis au net le 8 avril 1998. 

 

 

GRIEF 

 

      Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée des procédures civiles et pénales devant les juridictions compétentes de Corfou. 

 

      Plus particulièrement, il soutient que la raison principale du retard des procédures, qui l’a finalement obligé à accepter le compromis proposé par la partie adverse, consistait en les tergiversations des juridictions compétentes, les multiples reports d’audience, ainsi que les difficultés à obtenir de plusieurs autorités publiques les éléments de preuve nécessaires. 

 

 

EN DROIT 

 

      Le requérant invoque une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, qui dans sa partie pertinente, se lit ainsi : 

 

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) » 

 

1. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, pour inobservation du délai de six mois. Il souligne que le tribunal de première instance de Corfou ne statua pas dans le cas du requérant, en raison de la conclusion d’un accord entre celui-ci et la compagnie d’assurance. Quant à la procédure pénale, la cour d’appel rendit certes un arrêt, le 9 mars 1998, mais le requérant avait entretemps renoncé à son droit de se constituer partie civile, conformément à l’accord précité, conclu le 5 décembre 1997. C’est donc à partir de cette dernière date qu’il faudrait calculer le délai de six mois. 

 

      La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, dans des affaires similaires à la présente, la date à laquelle les parties sont parvenues à un règlement amiable de l’affaire marque la « décision interne définitive » au sens de l’article 35 § 1 in fine de la Convention (arrêt Silva Pontes c. Portugal du 23 mars 1994, série A n° 286-A, § 34).  

 

      Toutefois, la Cour relève que si le requérant signa l’accord précité le 5 décembre 1997, il ne renonça à son droit de se constituer partie civile dans la procédure pendante devant la cour d’appel que par sa lettre du 9 mars 1998 au procureur près cette cour, dont lecture fut donnée à l’audience du même jour. Jusqu’à cette dernière date, le requérant était donc encore, du moins formellement, partie à la procédure. Quant à la date de la saisine de la Cour, la requête du requérant, datée du 2 septembre 1998, fut parvenue au greffe de la Cour le 22 septembre 1998. Il s’ensuit que la requête fut introduite dans le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. 

 

2. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention en ce qui concerne la procédure pénale : il ressort du montant réclamé à titre de réparation, que le requérant s’est constitué partie civile afin d’appuyer seulement l’accusation contre le conducteur responsable ; l’indemnisation en tant que telle ne l’intéressait pas puisque la procédure civile était déjà pendante devant le tribunal de première instance de Corfou et l’issue de celle-ci ne pouvait être influencée par celle de la procédure pénale (articles 321 du code de procédure civile et 62 du code de procédure pénale). Quant à la procédure civile, le requérant aurait cette qualité seulement pour la période du 11 juillet 1995, date à laquelle il sollicita la continuation de la procédure, au 5 décembre 1997, date à laquelle il conclut l’accord avec la compagnie d’assurance. 

 

      En ce qui concerne la procédure civile, la Cour estime que le requérant peut se prétendre victime seulement pour la période indiquée par le Gouvernement. 

 

      Quant à la procédure pénale, la Cour note que le requérant se constitua partie civile le 22 février 1994 devant le juge d’instruction du tribunal correctionnel en indiquant qu’il comptait solliciter des dommages-intérêts pour le décès de sa mère et alors qu’il n’avait pas encore saisi les juridictions civiles de sa demande de réouverture de la procédure (ce qu’il fit le 11 juillet 1995). Il chiffra ses prétentions le 28 septembre 1995, à l’audience devant le tribunal correctionnel. En dépit du caractère quasi symbolique du montant réclamé devant ce tribunal, le requérant avait alors un intérêt dans cette procédure à partir du 22 février 1994 et jusqu’au 5 décembre 1997, date de son désistement. 

 

3. En ce qui concerne le bien-fondé de l’affaire, le Gouvernement soutient qu’aucun retard ne peut être imputé aux autorités judiciaires qui ont été saisies par le requérant. 

 

      La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes. Seules les lenteurs imputables à l’Etat peuvent amener à constater un dépassement du délai raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Papachelas c. Grèce précité, §§ 37 et 40). 

 

      La Cour note que la procédure devant le tribunal de première instance de Corfou débuta le 11 juillet 1995, avec la demande du requérant tendant à la réouverture de la procédure, et prit fin le 5 décembre 1997, avec la signature de l’accord précité. Elle a donc duré deux ans, quatre mois et vingt-quatre jours. 

 

      Pendant cette période, la Cour relève, avec le Gouvernement, que l’audience du 31 octobre 1995 fut reporté au 18 juin 1996, afin que les deux actions du requérant (celles des 11 juillet et 28 décembre 1995) soient jointes. Le 30 octobre 1996, le tribunal de première instance ordonna un complément d’instruction dont la charge incombait plutôt au requérant. Ce ne fut que le 17 février 1997 que le requérant demanda la fixation d’une nouvelle date d’audience qui fut prévue pour le 30 septembre 1997. A cette dernière date, l’audience fut ajournée à la demande de la partie adverse, mais l’avocat du requérant y consentit aussi, comme cela ressort du compte rendu de l’audience. A cela s’ajoute les périodes des vacances judiciaires, du 1er juillet au 15 septembre 1996 et du 1er juillet au 15 septembre 1997, ainsi qu’une période (du 18 au 26 septembre 1996) pendant laquelle les tribunaux n’ont pas fonctionné en raison de la tenue des élections législatives du 22 septembre 1996. 

 

      A supposer même qu’il faille prendre en considération l’état de la procédure avant le 11 juillet 1995, la Cour note que la procédure engagée, le 13 octobre 1992, par la mère du requérant, la Cour note que celle-ci fut interrompue le 23 novembre 1993, mais que le requérant n’introduisit sa demande pour la réouverture de celle-ci que le 11 juillet 1995. 

 

      Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la durée de la procédure civile ne peut pas être considérée comme excessive. 

 

      Quant à la procédure pénale, la Cour note qu’elle débuta le 22 février 1994, lorsque le requérant se constitua partie civile, et prit fin le 5 décembre 1997, avec la conclusion de l’accord précité et alors que l’affaire était pendante devant la cour d’appel de Corfou. Elle dura donc trois ans, neuf mois et treize jours. 

 

      Le conducteur responsable fut renvoyé en jugement le 31 mai 1995 et le tribunal correctionnel de Corfou rendit son jugement le 28 septembre 1995. La mise au net dudit jugement eut lieu le 15 mars 1996. Saisie le 23 mai 1996, la cour d’appel de Corfou ajourna à deux reprises l’audience : la première, le 5 février 1997, en raison d’une maladie grave de l’accusé ; la seconde, la seule imputable aux juridictions compétentes, le 5 novembre 1997, en raison de la fin de l’horaire du greffe de la cour d’appel. Celle-ci rendit son arrêt le 9 mars 1998, mais le requérant avait déjà renoncé à la constitution de partie civile. 

 

      Dans les circonstances de la cause, la Cour considère qu’une telle durée devant deux degrés de juridiction n’a pas excédé le « délai raisonnable » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. 

 

      Il s’ensuit que la requête doit être rejetée comme manifestement mal fondée au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. 

 

      Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, 

 

DÉCLARE LA REQUÊTE IRRECEVABLE. 

 

 

 

 

 

      Paul Mahoney Benedetto Conforti 

 Greffier Président